vendredi 8 février 2013

Cocteau ou l’homme aux miroirs Par Sylvie Besson


Cocteau ou l’homme aux miroirs 

Par Sylvie Besson

Orphée/Cocteau : l’autre visage du poète ?

       Etablir un parallèle entre Cocteau et Orphée semble assez évident au premier abord tant l’image du poète obsède l’écrivain, le mythe orphique apparaissant davantage dans le cadre d’un mythe «en immergence» . Ainsi dans l’œuvre poétique, les récurrences orphiques sont assez rares, le cinéma, ne serait-ce que par sa trilogie, semble avoir phagocyté, non sans un certain bonheur, ce personnage ombrageux et Orphée ne peut refléter Cocteau que dans ce mouvement qui suppose des jeux de postures où règnent l’ombre et la lumière.
      Cocteau prend le visage de substitution que représente l’autre, un moment aimé : Jean Marais, Edouard Dermit, par exemples. La position maladroite qu’adopte l’Orphée cinématographique n’est pas sans rappeler celle de Cocteau en société, visible sur tous les fronts, si peu profond pour les uns, si opportuniste pour les autres ; le caractère disparate, et pour certains frivole, de ses entreprises laissait croire que le poète profitait de toutes les modes. Aussi, Cocteau se défend-il de cette frivolité pour rappeler sa ligne de conduite profondément légère :
                  
«  La frivolité n’est autre qu’un manque d’héroïsme et comme un refus à s’exposer en quoi que ce soit. C’est une fuite prise pour une danse, une lenteur qui semble une vitesse, une lourdeur apparemment analogue à cette légèreté dont je parle et qui ne se rencontre que dans les âmes profondes » (La diff, p919)

            Ce faisant, la transposition cinématographique permet de dégager les contradictions du visible frivole et de l’Invisible léger, essentielles à Cocteau lui-même : la posture narcissique ou le besoin de dissimuler la profondeur. En fait, il s’agit de se donner à voir comme objet d’art. Il faut montrer toutes ses facettes afin d’être déchiffré comme un objet de curiosité et non plus un simple objet spectaculaire ou grotesque. L’image orphique du poète s’expose tout en gardant aussi sa part d’ombre qui n’a rien de terrifiant mais qui tend au contraire -notamment dans la structure de ses oeuvres - à un retour vers la lumière.
           Cocteau/Orphée en un même miroir déréalise le visible et le renvoie de manière plus saisissante à l’essence même de l’invisibilité : il faut voir au-delà des apparences, dans l’envers du visible, dévoiler les mouvements intérieurs :

« Je me demande si ce sentiment de crainte que je donne à certains de mes interlocuteurs ne vient pas de ce vide entre ce qui est et ce qu’ils croient (…).En ce qui me concerne, ce vide est la cause de mon manque de contact avec moi-même, avec la réalité de ce qui me touche »


       C’est pourquoi le poète se décline ironiquement dans son film en un Orphée influençable, prêt à céder aux modes, il réapparaît dans sa fonction de dandy voué aux enfers des salons. Ainsi le poète peut présenter et justifier son individualité au sein de la foule. Il ne porte pas obligatoirement un masque, il s’expose comme objet fétiche, comme œuvre sur laquelle on peut s’attarder, comme chose elle-même dotée d’une originalité propre sans avoir de comptes à rendre à aucun modèle. Comme Orphée est fasciné par les miroirs, Cocteau se distingue par sa façon d’attirer sur lui le regard des autres. L’artiste inverse le jeu de la réflexivité, autrui ne peut prendre sens qu’en tant que miroir de soi. Cocteau fait ainsi de ses amis des représentations figées à la beauté érotique surprenante, comme des sortes d’apparitions renouvelées de ses désirs. Le poète semble regarder en autrui le mystère d’une beauté intègre, celle d’un enfant sage. Le portrait de l’autre renvoie à quelque chose que Cocteau ne voit plus en lui mais qui existe à l’origine, si lui-même se peint dans les angles et les pointes, au travers des corps amputés et fragmentés, il dessine autrui comme miroir de son passé ou comme figure de la perte.Cocteau reste coupé en deux, exorbité de douleurs, l’œil du poète  est en ce sens « un œil fantastique (…) par lui rien ne se transmet ni ne s’échange. Il étonne et impose son empire effrayant » . 
L’œil prend son indépendance, se dédouble comme dans un jeu de miroir, rejoignant ainsi les lignes et courbes de la sensualité restituée par l’image complémentaire de l'Autre.

        A côté du visage coctalien ne cessent d’apparaître des sphères étoilées qui redessinent un ordre originel dans lequel le visage de soi s’adoucit par cette présence « d’amis eux-mêmes étoilés » ou  par « La constellation d’Orphée ». Le visage de soi est un désir d’évasion, mais le visage des autres révèle l’imaginaire à la fois intime et universel du poète, Cocteau prend donc les allures d’un personnage énigmatique, voire inachevé, visant à cet effet d’étrangeté du réel qu’il a tenté de faire valoir dans ses réappropriations de l’Invisible. Le poète dépasse l’Orphée-mode de son film pour accéder à une chose singulière qui agit comme miroir d’une profondeur qu’on n’arrive pas toujours à cerner. Son être orphique et poétique n’est plus seulement maladresse et contrainte sociale, il devient une sorte de texte invisible qui inspire le désir de connaissance :

« L’homme qui joue au jeu de l’art se mêle de ce qui le regarde avec le risque d’ouvrir une  brèche sur ce qui ne le regarde pas »

Le sang du poète de Cocteau



       En se prenant pour l’objet du regard, le corps coctalien adopte une position féminine, mais le corps s’inscrit dans une sexualité forte, bien plus insaisissable, en un objet une fois encore de curiosité. Cocteau effectue ainsi la synthèse  entre la vie et l’œuvre d’art, par l’esthétisation de soi. Le poète se fétichise en héros ambigu, en Orphée tour à tour masculin et féminin, comme si la seule incarnation possible des anges véritables rejoignait l’image sublimée de l’artiste :

« Rose, soit hanches ou sein / Sont roses à ton image,/ Soit la bouche sans visage / Par où laisse un assassin / Fuir l’âme de la poitrine, / A ta couleur purpurine.// (…)/ Voici le bouton, d’abord,/ Frisant son jeune prépuce, / Ensuite, d’Amour l’astuce/ Le défrise, le détord, / Et, peu à peu, cet étrange / Adonis de sexe change ».

     L’ambivalence se reflète dans l’hermaphrodisme de la rose, le parfum de son essence ressemble trait pour trait au cliché équivoque du poète. Invisible au premier regard, cette ambiguïté s’affiche sciemment et autorise une invisibilité coctalienne bien plus fascinante : la volonté d’être atemporel et inqualifiable tout en en restant un être ou phénomène transitoire. Cocteau, comme Orphée et sa lyre, ou son objet-fétiche, le miroir, s’accorde une dimension esthétique. C’est pourquoi le poète insiste sur le travail de la beauté ainsi que sa singularité, il remet en cause le naturel de son image pour mieux faire entendre les invisibles signes de son intériorité. Une carapace contient, mais aussi protège, c’est une zone franche, une  petite plage rouge, ni mer, ni terre, mais limite entre le dedans insaisissable, morcelé, et le dehors menaçant.;
    Au « corps » du  poète s'adjoint celui de son texte,  la démarche semble ici identique tant l’être et le paraître, l’homme à déchiffrer et l’homme à regarder se rejoignent sur le terrain de la quête artistique afin que le corps résonne au souffle poétique du cor. Si Hegel relève la tension du naturel et de l’artifice en abordant l’œuvre d’art et son encadrement, l’esthétique est aussi bien dans ce qui découpe l’œuvre de sa réalité contingente que dans ce qui l’encadre, comme le rapport que le poète entretient au monde n’est pas autre que le rapport qu’il entretient à lui-même ; tout objet d’art aura un caractère fragmentaire et unitaire, singulier et universel. Cocteau souligne ainsi la valeur de l’artifice personnel, de l’enveloppe charnelle comme un monde de l’idéalité.

« Inutile de chercher au loin des objets et de sentiments bizarres pour surprendre le dormeur éveillé. C’est là le système du mauvais poète et ce qui nous vaut de l’exotisme. Il s’agit de lui montrer ce sur quoi son cœur, son œil glissent chaque jour, sous un angle et une vitesse tels qu’il lui paraît s’en émouvoir pour la première fois. Voilà bien la seule création permise à la créature » (SP, p 509)

En faisant coïncider les soucis de beauté et de vérité, le poète orphique, dans une conscience réflexive, se place et place la poésie sur le plan d’une mimesis stylisée et donc d’une forme de simulacre plus vrai que nature :

   « Le poète ne peut employer un seul langage, ou plutôt un seul degré de cuisson. (…) Or, comme les édifices, une œuvre doit offrir à l’œil des haltes, des surfaces plates, un décor sommaire alternant avec les motifs par quoi l’architecte s’affirme »


Le poète illustre aussi ses propos par ses choix symboliques de décors naturels susceptibles de retranscrire sa perception esthétique du monde et de la création poétique :

  « ..Montagnes, fausses montagnes, tout est bon pour le public qui aime le sublime….Le désert est montagneux…. les gens ne distinguent quoi que ce soit. Rien ne les étonne, ne les vexe plus que de voir que nous n’en tenons jamais compte (des bosses !), que nous saluons de loin les montagnes et partons sur la mer en découverte » (SP, p 497)

      Les bosses, comme celles des anges, cachent la beauté simple et si peu visible du réel, le poète choisit son paysage, son costume, ses courbes pour éviter toute excroissance mensongère. Le simulacre, quant à lui, s’efforce de brouiller la distinction entre l’original et la copie. Il ne doit plus apparaître de bosses, mais des fluctuations, des mouvements de vie et non des chef-d’œuvres monstrueusement limités. Le poète se situe au-delà du vrai et du faux, tentant d’abolir la notion inquiétante de l’origine si tragiquement marquée chez lui, comme chez Orphée. L’obéissance à la mode n’est plus l’essentiel - contrairement à l’Orphée de la trilogie - le poète prétend soumettre l’artifice du code à l’arbitrage de la nature réformée :

                    « Un poème doit perdre une à une toutes les cordes qui le retiennent
 À ce qui le motive. Chaque fois que le poète en coupe une, son cœur
 Bat. Lorsqu’il coupe la dernière, le poème se détache, monte comme
Un ballon, beau en soi et sans autre attache avec la terre » (SP, p506) 


          L’œuvre orphique devient si naturelle qu’elle semble se détacher de son modèle et n’appartenir qu’au secret poétique. Il faut encombrer sa vie de rites sans être vu et que le poète se mette en danger de Vie et de Mort :

 « Il faut à tout prix que la pensée batte comme bat le cœur, avec sa systole, sa diastole, ses syncopes qui le distinguent d’une machine » (id, p 50).

      Ainsi, tout chez Cocteau semble prendre les allures d’un Orphée narcissique. Toute la personne du poète est une œuvre d’art patiemment élaborée, mais où l’effort ne se fait jamais sentir. Il s’agit de renoncer à tout ce qui relève de l’instinctif au profit de l’imprévisible, ce que Cocteau appelle la tragique beauté du jeu : « Les poètes l’emportent sur nous. Le hasard d’une rime fait sortir un système de l’ombre » (id, p508).  Il faut finalement chercher un caillou et trouver de l’or, éviter les bosses illusoires pour voir plus loin, au cœur de l’Invisible.
S BESSON




Huysmans



Dans le Miroir, le Néant....



Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la discernait à ses contours inoubliés et elle revivait, évoquant sur ses lèvres ces bizarres et doux vers que Mallarmé lui prête :

Viridiana de Buñuel



... O miroir !
Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée
Que de fois et pendant des heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine,
Mais horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,
J'ai de mon rêve épars connu la nudité !

Ces vers, il les aimait comme il aimait les oeuvres de ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l'écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un imperceptible fil.

Huysmans, A Rebours.

Pessoa


Nous sommes condamnés par nature au reflet !


Je ferai peut-être un jour un poème à moi,
un poème bien à moi, où faire aller mon être,
où dire ce que je sens et ce que je suis,
le dire sans penser, sans feindre et sans vouloir,

comme un vrai lieu, celui où vraiment je me trouve,
où l'on pourrait me voir tel que vraiment je suis.
Ah, mais qui est capable d'être celui qu'il est ?
Qui est celui qu'il est ? Qui ?... Ombres de nous-mêmes,

Written on the Wind de Douglas Sirk

nous sommes condamnés par nature au reflet.
Mais au reflet, branches irréelles de quoi ?
Peut-être du vent seul qui nous ferme et nous ouvre

  Pessoa, Cancioneiro.

Caldéron



Miroir ou illusion, la vie est une ombre


"Nous habitons un monde si étrange
que la vie n'est rien d'autre que songe "



Gloria de Cassavetes


SIGISMOND. - Cela est vrai. Réprimons donc cette humeur farouche, cette fureur, cet esprit de domination, si jamais le rêve recommence ; et nous ferons ainsi, puisque nous sommes dans un monde si étrange que vivre ce n'est que rêver, et que l'expérience m'enseigne que l'homme qui vit rêve ce qu'il est, jusqu'au moment où il s'éveille. Le roi rêve qu'il est roi, et vivant dans son illusion, il commande, il dispose, il gouverne. Et ces ovations qu'il reçoit et qui ne lui sont que prêtées, s'inscrivent dans le vent et en cendres la mort les change, cruelle infortune ! Et que l'on veuille encore régner, quand il faut finir par s'éveiller dans le sommeil de la mort ! Le riche rêve de sa richesse qui lui donne tant de soucis ; le pauvre rêve qu'il subit sa misère et sa pauvreté. Il rêve, celui qui commence à s'élever ; il rêve, celui qui s'agite et sollicite ; il rêve, celui qui offense et outrage. Dans ce monde, en conclusion, chacun rêve ce qu'il est, sans que personne s'en rende compte. Moi, je rêve que je suis ici, chargé de ces fers, et j'ai rêvé que je me voyais dans une autre condition plus flatteuse. Qu'est-ce que la vie? - Une fureur. Qu'est-ce que la vie ? - Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes.

La vie est un songe, Caldéron

Lagerkvist



"Les Hommes aiment à se voir reflétés 

en des miroirs troubles " (P Lagerkvist)




Chunking express de Wong Kar-wai. 


 Elle se déverse sur les heures indifférenciées
lorsque les rues se tournent vers le matin
Et lorsque les corps qui ne se sont pas trouvés
se détachent l’un de l’autre abusés et tristes
Et lorsque les hommes qui se haïssent
sont obligés de coucher ensemble dans un même et seul lit :
Alors la solitude s’en va dans les fleuves…
Ô homme, ô puits où se mirent les étoiles.
Combien de fois du regard n’ai-je sondé ta profondeur
et cherché à déchiffrer le double sens de ton énigme.
Combien de fois n’ai-je voulu me désaltérer de clarté,
de certitude
à cette eau impure, profonde,
si bien faite pour refléter les étoiles
mais non pour apaiser la soif et l’angoisse de l’âme.
Ton breuvage est éventé et tes profondeurs troubles
et la brillance de l’étoile n’est chez toi qu’empruntée.
Et pourtant — l’énigme du firmament entier
n’est rien comparée à l’énigme de ton miroir.

P. Lagerkvist

jeudi 7 février 2013

Rilke

Narcisse en son miroir....

Miroirs

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit
ce qu’en votre essence vous êtes.
Intervalles du temps,
combles de trous, tels des tamis.
Vous gaspillez encor la salle vide
au crépuscule, profonds comme un bois.
Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure
de cerf votre aire inaccessible.

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.
Plusieurs semblent passés en vous, —
d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

Breakfast of Pluto de Neil Jordan
 Mais la plus belle restera,
jusqu’à ce que dans ses joues lisses,
clair et défait, pénètre le narcisse


 Rainer Maria Rilke,  "Sonnets à Orphée"

Rodenbach


De miroir en miroir, l'ombre de la mort....



Citizen Kane d'Orson Welles





Aux heures de soir morne où l’on voudrait mourir,
Où l’on se sent le cœur trop seul, l’âme trop lasse,
Quel rafraîchissement de se voir dans la glace !
Eau calme du miroir impossible à tarir ;
On y s’oublie ; on y dérive ; on y recule…
Oh ! s’en aller dans le miroir réfrigérant
Périr un peu comme en une eau de crépuscule,
Une eau stagnante, une eau sans but et sans courant
Où le visage nu sombre à la même place.
On se poursuit soi-même, on se cherche, on se perd
Dans le recul, dans la profondeur de la glace ;
On s’y découvre encor, mais comme recouvert
D’une eau vaste et sans fin, à peine transparente,
Qui fait que l’on se voit, mais pâle et tout changé :
Visage qu’on aura malade ou très âgé,
Visage tout simplifié qui s’apparente,
Silencieux, avec celui qu’on aura mort…
Le soir de plus en plus en submerge l’image
Et l’enfonce comme une lune qui surnage,
Et l’affaiblit comme les sons mourants d’un cor.
Visage en fuite et que toute l’ombre macule,
Visage qui déjà se semble avoir fini
D’aller jusqu’à l’enlizement dans l’infini.
Ô ce jeu du miroir où soi-même on s’annule !


Extrait du Soir dans les vitres, Rodenbach