jeudi 31 janvier 2013

.Lionel-Édouard Martin,


Le voyage vers l'Ile, "le lieu" de tous les possibles....


    Toute mer s’en retourne aux la(r)mes, vient quelque jour bivouaquer sous les paupières avec le sel corrodeur de syllabes, mangeur de terre, et qui ne laisse en bouche, de l’insula de Virgile, que l’île démaillée par les vagues. Le sable des anses, on le croirait nourri du seul deuil des coquillages et des roches : c’est aussi concours de paroles mortes, consonnes vidées de leurs voyelles comme test d’oursin délesté de sa laitance. Que peut d’autre chanter l’île que ce thrène de fracture, l’écorchure consentie des heures telles reptile apocopant ― pour fuir et survivre à son bris ― une partie de sa membrure ?

.Lionel-Édouard Martin, Ulysse au seuil des îles. Extrait 1.



E la nave va de Fellini



« J’ai dit la mer et je ne l’ai pas épuisée, et j’ai parlé sans que les mots jamais ne caillent sur les lèvres d’autrui, — et jusqu’aux miennes gercées par le sel qui retrouvaient, le temps d’un sourire écorcheur, le plaisir de l’ode mille fois mâchée par la bouche noire de mes compagnons…
Et l’île où j’ai, faisant relâche pour un plein d’eau, figé notre errance, l’île vierge encore de pas humains et sonore du babil seul des bêtes, l’île aussi s’est empreinte de nos phrases, s’est moulée dans le dire des matelots, s’est ouverte aux mots tendus comme des sentes vers la source :
À jamais, les clairières des voix perçant l’inconnu de l’arbre et du fruit, les syllabes arpenteuses traçant le portulan des havres et des brisants, ou lyriques sur le sable interrogeant le galbe des galets, le sens des bois flottés…»

.Lionel-Édouard Martin, Ulysse au seuil des îles.Ibis Rouge Éditions, 2004
Extrait 2 repris sur *Enjambées Fauves* qui  décline bellement le motif des Iles en territoire poétique


William Styron

L'Ile, loin de la mer....


Das Boot de Wolfgang Petersen, 



Au milieu des tourbillons malodorants et des courants dangereux qui se forment au confluent de l'Upper East River et du détroit de Long Island se trouve une petite île basse. Sur la plus grande partie de sa longueur s'étendent d'anciens bâtiments carcéraux ; morne et usée par le temps, elle se distingue à peine de la dizaine d'autres îles occupées par des prisons et des hôpitaux qui donnent aux fleuves de New York un tel air d'abandon et, particulièrement au crépuscule, une apparence de mélancolie et de résignation. Pourtant, ce lieu-ci attire le regard. Un je-ne-sais-quoi rend la laideur de cette île particulièrement déplaisante, son état de déréliction tout à fait cruel. Peut-être est-ce dû à sa situation géographique : le décor semble trop agréable pour abriter une institution carcérale. L'île offre une belle vue sur les eaux bleues du détroit à l'est et, côté continent, sur des maisons blanches qui, bien que situées dans le Bronx, sont si proprettes et estivales que l'on se croirait à Nantucket. Qui viendrait à passer devant cette île l'imaginerait facilement dotée d'un joli parc, d'un petit bois ou d'un port de plaisance plutôt que comme cet ensemble sordide de bâtiments carcéraux. Mais peut-être sont-ce les infrastructures elles-mêmes qui rendent le lieu plus sinistre et déprimant que de raison ; par comparaison, les édifices en marbre blanc des autres îles de la ville ressemblent presque à des sanctuaires. Les bâtiments de celle-ci, vieux de presque un siècle, arborent tourelles et fausses douves, parapets et donjons victoriens en brique noire de suie. Surmontés de remparts à créneaux, de hautes meurtrières et de tous les attributs d'une place forte, ils sont d'une laideur calculée et ridicule, comme s'il fallait ajouter au douloureux confinement des détenus, jusque dans les moindres recoins, un rappel insultant de leur incarcération.

William Styron, A Tombeau ouvert.

Antonin Artaud


Un Navire comme Ciel d'attache !



Le Navire Mystique





L'Ile de Kim-Ki Duk


Il se sera perdu le navire archaïque
Aux mers où baigneront mes rêves éperdus ;
Et ses immenses mâts se seront confondus
Dans les brouillards d’un ciel de bible et de cantiques.

Un air jouera, mais non d’antique bucolique,
Mystérieusement parmi les arbres nus ;
Et le navire saint n’aura jamais vendu
La très rare denrée aux pays exotiques.

Il ne sait pas les feux des havres de la terre.
Il ne connaît que Dieu, et sans fin, solitaire
Il sépare les flots glorieux de l’infini.

Le bout de son beaupré plonge dans le mystère.
Aux pointes de ses mâts tremble toutes les nuits
L’argent mystique et pur de l’étoile polaire.

Antonin Artaud

Woolf



Les Vagues uniquement....


LIFEBOAT d'Alfred Hitchcock
Le soleil n’était pas encore levé…
Le soleil montait (des vagues bleues, des vagues vertes)…
Le soleil montait (des vagues jaunes et vertes)…
Levé, le soleil ne lançait plus de regards intermittents sur les joyaux couleur d’eau…
Le soleil avait atteint sa pleine hauteur…
Le soleil n‘était plus au milieu du ciel…
Le soleil avait décliné dans le ciel…
Le soleil déclinait…
Maintenant le soleil avait disparu…

Les vagues se brisèrent sur le rivage.
Les Vagues, Viginia Woolf

Jean-claude Villain

Dire la Mer et retrouver l'Ile en soi...


La Leçon de piano, Campion


Rougeur du crépuscule. Des oiseaux le chant soudain s’est tu. Miroitement d’écailles. Ou de cristaux qui sait. Sous la mer des pépites de sang durci fondent. Contre des blocs de sel. Ailes détachées de quel carnage. Des plumes effritées flottent. Sur quelle brume saumâtre. Le glas du jour a sonné. A eux la prière. Mais à la mer. Toi. Tu retournes.

Jean-claude Villain, Ithaques 

mercredi 30 janvier 2013

Tounier



De la solitude des Iles !



Le Phare du bout du monde de Kevin Billington 



Sur le miroir mouillé de la lagune, je vois Vendredi venir à moi, de son pas calme et régulier, et le désert de ciel et d’eau est si vaste autour de lui que plus rien ne donne l’échelle, de telle sorte que c’est peut-être un Vendredi de trois pouces placé à portée de ma main qui est là, ou au contraire un géant de six toises distant d’un demi-mille…
Le voici. Saurai-je jamais marcher avec une aussi naturelle majesté ? Puis-je écrire sans ridicule qu’il semble drapé dans sa nudité ? Il va, portant sa chair avec une ostentation souveraine, se portant en avant comme un ostensoir de chair. Beauté évidente, brutale, qui paraît faire le néant autour d’elle.
Il quitte la lagune et s’approche de moi, assis sur la plage. Aussitôt qu’il a commencé à fouler le sable semé de coquillages concassés, dès qu’il est passé entre cette touffe d’algues mauves et ce rocher, réintégrant ainsi un paysage familier, sa beauté change de registre : elle devient grâce. Il me sourit et fait un geste vers le ciel – comme certains anges sur des peintures religieuses – pour me signaler sans doute qu’une brise sud-ouest chasse les nuées accumulées depuis plusieurs jours et va restaurer pour longtemps la royauté absolue du soleil. Il esquisse un pas de danse qui fait chanter l’équilibre des pleins et des déliés de son corps. Arrivé près de moi, il ne dit rien, taciturne compagnon. Il se retourne et regarde la lagune où il marchait tout à l’heure. Son âme flotte parmi les brumes qui enveloppent la fin d’un jour incertain, laissant son corps planté dans le sable sur ses jambes écarquillées.

Vendredi ou les limbes du Pacifique de Tournier

Trakl.


Terres et Mers......Loin du Paradis !


Le Sommeil

Soyez maudits, sombres poisons,
Blanc sommeil
Ce très étrange jardin
D'arbres crépusculaires
Empli de serpents, de phalènes
D'araignées, de chauve-souris.
Étranger ! Ton ombre perdue
Dans le couchant,
Ténébreux corsaire
Sur la mer salée de l'affliction.
S'envolent des oiseaux blancs à l'orée de la nuit
Sur l'écroulement des villes d'acier.

Trakl.



Le Couteau dans l'eau de Polanski

Mario Luzi


Iles originelles !





Tabou de Murnau
NATURE

La terre et à elle accordée la mer
et partout au-dessus, une mer plus joyeuse
à cause de la rapide flamme des moineaux
et du trajet
de la lune reposante, et du sommeil
des doux corps entrouverts à la vie
et à la mort dans un champ ;
à cause aussi de ces voix qui descendent
s’échappant de mystérieuses portes, et bondissent
au-dessus de nous comme des oiseaux fous de revenir
en chantant au-dessus des îles originelles :
ici, se préparent
un grabat de pourpre et un chant qui berce
pour celui qui n’a pu dormir,
si dure était la pierre,
et si tranchant l’amour.

Mario Luzi, La Barque in Prémices du désert.

Piero Bigongiari

Dériver à même la Terre !

Nous regardions du haut des rochers rouges la mer


Des doigts solaires tendent une main
à ton dernier instant surhumain :
c'étaient les doigts qui tremblaient parmi les
herbes agitées et les riches ombelles
d'un haut plateau ; les uns renvoyaient
en arrière la mer sur une rive ; les autres
corrigeaient tout à coup une dérive.



A travers les rapides de Mauritz STILLER 


Tout dans un humain qui ne semble pas
tel, perdu après le talisman
perdu par ton regard sur les rochers
rouges : il faisait froid ; la vague hurlait, écueil
écumeux dans les criques qui poussaient
toujours plus loin notre voyage :
Anthéor était déjà un ante hoc...


Maintenant il est ici, dans la violence féroce
de la mort qui peut-être se défend,
je pense, du tremblement liquide de la vie
dans son seau agité.
Tu le portais, tu le portes, près du feu :
il est transparence, jeu du destin
qui a perdu la partie : un seau flamboyant


près de ce limpide ou déjà rauque ?
écoulement de ce qui ne s'imagine pas parce que
il n'a pas d'image. L'ennemi a disparu,
même l'horizon qui fut ami
de nos cris : ici dans l'air épais
quelque chose s'attarde dans le foisonnement
solitaire de l'amour avec lui-même.



Piero Bigongiari, extrait de Ni terre ni mer,

DIDIER MANYACH


Retour en terre....

Teshigahara  La Femme des sables.


Apprendre à ne plus être qu’un étranger, sans retour possible. Jours et nuits sous un ciel vide.
Il y a opaque, les fissures littorales, des cris aigus, les sources et des phrases retrouvées. On fait semblant de faire du bruit avec sa bouche mais il n’y a que la mort.
... Tout recommence à zéro. Un grain de sable balayé dans le nombre infini. Chair d’ombelle soufflée de l’autre côté de la rive...


MIGRATION, PIRATERIE ET MERVEILLE DE GRÂCE
DIDIER MANYACH

mardi 29 janvier 2013

Cormac McCarthy Cercle 10


                                          Cercle 10


       Des eaux douces au sable des mers, la terre reste une "ILe" !



    Autrefois il y avait des truites de torrent dans les montagnes. On pouvait les voir immobiles dressées dans le courant couleur d’ambre où les bordures blanches de leurs nageoires ondulaient doucement au fil de l’eau. Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Lisses et musclées et élastiques. Sur leur dos il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir. Des cartes et des labyrinthes. D’une chose qu’on ne pourrait pas refaire. Ni réparer. Dans les vals profonds qu’elles habitaient toutes les choses étaient plus anciennes que l’homme et leur murmure était de mystère.
(extrait1)



L'Eternité et un jour, d'Angelopoulos



   Il pensait qu'il pourrait encore y avoir des navires mortuaires quelque part au large, à la dérive avec leurs lambeaux de voiles qui pendaient comme des langues. Ou de la vie dans les profondeurs. De grandes pieuvres se mouvant sur le fond marin dans la froide obscurité. Faisant la navette comme des trains, leurs yeux de la taille de soucoupes. Et peut-être qu'au-delà des vagues en deuil il y avait un autre homme qui marchait avec un autre enfant sur les sables gris et morts. Peut-être endormis séparés d'eux par à peine une mer sur une autre plage parmi les cendres amères du monde ou peut-être debout dans leurs guenilles oubliés du même indifférent soleil. 
(Extrait 2)

LA Route de Cormac McCarthy

Supervielle


"L'enfant et la rivière", d'un poète l'autre !

Louisiana story,  de Robert J. Flaherty


De sa rive l'enfance
Nous regarde couler :
« Quelle est cette rivière
Où mes pieds sont mouillés,
Ces barques agrandies,
Ces reflets dévoilés,
Cette confusion
Où je me reconnais,
Quelle est cette façon
d'être et d'avoir été ? »
Et moi qui ne peux pas répondre
Je me fais songe pour passer aux pieds d'une ombre.

Jules Supervielle, L'enfant et la rivière

Gadenne,

Penser l'eau !!!  


Après la pluie, Kurosawa


 Il crut entendre dans le jardin comme de l'eau qui coulait. Cela semblait ruisseler du haut du ciel, en un mince filet rapide et bavard, et se répandre sur les jeunes feuilles, de branche en branche. Le bruit s'éloignait, se rapprochait, limpide, intarissable, secoué de légers soubressauts.
 Parfois, il s'interrompait net, puis reprenait, avec une sorte de familiarité, d'insolence, comme les choses qui ne sont pas faites pour s'arrêter... 

Paul Gadenne, L'Intellectuel dans le jardin.

Gadenne



Au-dessus des nuages, le Néant ?


Ami de l'eau ami du ciel ami des arbres
Le vent m'enferme en son ressentiment
Le pavé crie le passant me désarme
Le ciel me brûle et ne me répond pas

Bad Lieutenant de Ferrara
Paul Gadenne, La Petite ourse.

Georg Trakl


Les eaux nocturnes de l'enfance !


La Nuit du Chasseur de Laughton
Calme obscur de l'enfance

Sous des frênes verdoyants
Pâture la douceur d'un bleuâtre regard : repos d'or.
Le parfum des violettes ravit une âme obscure: épis qui
se balancent
Dans le soir, semence et ombre d'or de la mélancolie.
Le charpentier taille des poutres; dans la combe crépusculaire
Le moulin tourne; dans les feuilles du noisetier se galbe une bouche pourpre,
Virilité penchée rouge sur des eaux nocturnes.
Il est léger l'automne, l'esprit de la forêt; un nuage d'or
Suit le solitaire, l'ombre noire du descendant.
Déclin dans la chambre de pierre; sous de vieux cyprès
Les images nocturnes des larmes ont conflué en une source;
Œil d'or des origines, patience obscure de la fin.


Georg Trakl, Le chant de l'isolé 


dimanche 27 janvier 2013

Henri Bosco



L'éveil des eaux !


Quand j'ouvris les yeux l'aube se levait. D'abord je vis le ciel. Je ne vis que le ciel. Il était gris et mauve, et seul, sur un fil de nuage, très haut, un peu de rose apparaissait. Le vent 
tissait, plus haut encore, d'autres fils à travers un treillis léger de vapeurs; et, du côté de l'aube, une buée d'or pâle se levait lentement de la rivière. Un oiseau lança un appel, peut-être était-ce une bouscarle. Son cri hardi et coléreux éveilla le coassement discret d'une grenouille. Puis un vol de plumes mouillées froissa les touffes de roseaux et tout autour de notre barque le murmure confus des bêtes d'eau, encore invisibles, monta: tous les bruits, tous les soupirs, des mouvements furtifs, un clapotis, des gouttelettes, ce plongeon d'un rat effaré, là-bas cet oiseau vif qui s'éclabousse, le choc d'un éboulis, le glissement d'une sarcelle qui se faufile entre les joncs, un rauque appel, la rousserole, tout à coup, le sifflet du loriot, et déjà, sous un saule du rivage, le roucoulement de la tourterelle... J'écoutais. Par moments la brise de l'aube passait sur ce monde irréel, ces lieux uniquement sonores, et les plantes des eaux s'éveillant du silence, pliées par le souffle, bruissaient doucement. La barque ne remuait pas. Comme un flotteur de liège, elle paraissait si légère qu'à peine tenait-elle à l'eau... 



Stand by me de Rob Reiner

Henri Bosco, L'enfant et la rivière

Lionel-Edouard Martin,



L'Arbre de pluie s'étoile....

Je te salue grand arbre
après la pluie d’orage,
enfant nouveau, lavé
de parole et de cris :

la brise maternelle
t’apprendra d’autres langues
que ces remous d’argile
montés jusqu’à ta bouche

avec les mots des morts –
tout cela qui s’écoule
en rivière de boue
vers le plus bas des mers :

d’autres langues, solaires,
feuilles vastes et vertes
et qui tirent du ciel
leur source et leur lumière –

des langues angéliques
baptisées par le feu,
langues nouvelles, fruits
mûrs sans chute annoncée,

qu’éventeront les brises
aux gorges du feuillage
en respiration large
animée d’oiseaux tristes

de n’être pas des anges
investis de bleu tendre,
mais de simples oiseaux
miraculés de l’aube,

simples oiseaux mortels
sans langage absolu –
sans commune mesure
avec cette parole

dictée à voix de mère
au plus pur de l’arbuste,
hermétique à l’averse
et aux voix dans l’humus


The Tree of life de Malick
–– 2 —
De cet arbre, je ne sais pas le nom,
l’appeler de noms de chiens est inutile
– il ne vient pas, reste debout, vague immobile
dans l’instant de sa pétrifaction,

Fossile et plein de vie, plein de cette
voix des morts qui remonte avec la houille
jusqu’à la hampe des squelettes
ossifiés sur les branches bredouilles.

Ah, qu’un souffle y pose le gibier,
la bête sourde, aveugle, de la mort –
mes chiens iront, mes mots, humer
la trace noire des vieux corps.

–– 3 —
Crécelle est l’arbre sec
remueur de gousses dans la brise ;
la graine au sol attise les becs
des oiseaux affamés de cris.

Ce qu’ils prennent ? – cette envie
de grammaire et de vocabulaire ;
je peux bien leur offrir la croûte et la mie –
de l’os de seiche et du millet, qu’ont-ils à faire ?

C’est de parole d’arbres qu’ils ont faim,
de sève alourdie de voix mortes,
le blé mal éteint
n’incendie dans leur poitrine aucune aorte.

Cet arbre seul étonné de musique
leur donne à picorer le chant,
leur coule dans le cœur la portée mélodique
et la boucle du sang.

L’air tout chargé d’ailes
alors souffle sur les astres –
j’entends dire aux étoiles
une houle de phrases.



–– 4 —
Bien sûr on doit pouvoir entrer dans le tronc,
disputer à l’écureuil un peu d’espace,
aller sous l’écorce et le rond
chant des branches tourné dans l’air immense.

Rien de bien difficile, en fait, il suffit
de mourir : alors la chair de l’arbre
nous devient perméable et lie
notre absence à la nuit martelée d’orages.

–– 5 —
Heureux les mots qui ne pourrissent pas,
mes vieilles sont en noir dans la terre
leur parole est dans l’arbre et dans l’étoile
avec le feu de leurs paupières.

Leur regard bleu – moins océan que ciel –
nomme les choses d’ici-bas –
disant l’immatérielle
muette beauté du pas :

Non pas la marche mais l’absence
le terrible creux de mort,
le silence
des bouches tendues vers le dehors

Criant avec l’ageasse
pour recréer le monde
à leur image et ressemblance
comme à la vie est pareille l’amande.

Ô cri dans le noyau sans écorce
– disons nuit si la mort est obscure –
leurs mots bien vivants s’efforcent
d’ouvrir mes blessures :

Langage qui saigne à la proue, rouge-gorge
épanoui sur le cœur du vent –
j’entends parler dans le maïs et l’orge
mes très morts, mes très vivants.

Lionel-Edouard Martin, Le nom de l’arbre après la pluie 
(in Avènement des ponts, éd. Tarabuste)

Jack London


La solitude des eaux mortes....


Fargo des Frères Cohen



Une haute forêt de sapins, sombre et oppressante, disputait son lit au fleuve gelé. Dépouillés de leur linceul de neige par une récente tempête, les arbres se pressaient les uns contre les autres, noirs et menaçants dans la lumière blafarde du crépuscule. Le paysage morne, infiniment désolé, qui s'étendait jusqu'à l'horizon était au-delà de la tristesse humaine. Mais du fond de son effrayante solitude montait un grand rire silencieux, plus terrifiant que le désespoir -- le rire tragique du Sphinx, le rictus glacial de l'hiver, la joie mauvaise, féroce d'une puissance sans limites. Là, l'éternité, dans son immense et insaisissable sagesse, se moquait de la vie et de ses vains efforts. Là s'étendait le Wild, le Wild sauvage, gelé jusqu'aux entrailles, des terres du Grand Nord

Jack London.Croc-Blanc

Oscar V. de L. Milosz


Il faut vivre au-delà des eaux troubles....


Et surtout que...


The Faithful  Heart de Jean Epstein 


— Et surtout que Demain n’apprenne pas où je suis- 

Les bois, les bois sont pleins de baies noires —
Ta voix est comme un son de lune dans le vieux puits
Où l’écho, l’écho de juin vient boire.



Et que nul ne prononce mon nom là-bas, en rêve,
Les temps, les temps sont bien accomplis —
Comme un tout petit arbre souffrant de prime sève
Est ta blancheur en robe sans pli.

Et que les ronces se referment derrière nous,

Car j’ai peur, car j’ai peur du retour.
Les grandes fleurs blanches caressent tes doux genoux
Et l’ombre, et l’ombre est pâle d’amour.

Et ne dis pas à l’eau de la forêt qui je suis ;

Mon nom, mon nom est tellement mort.
Tes yeux ont la couleur des jeunes pluies,
Des jeunes pluies sur l’étang qui dort.

Et ne raconte rien au vent du vieux cimetière.

Il pourrait m’ordonner de le suivre.
Ta chevelure sent l’été, la lune et la terre.
Il faut vivre, vivre, rien que vivre.                                          Oscar V. de L. Milosz

samedi 26 janvier 2013

Franck Venaille.


Crucifiés des crues !


  1.  L'eau Toute l'eau L'eau encore elle L'eau de
    toujours suffira-t-elle cette eau à laver le

    marcheur de ses fautes ? Dans un calme propre-
    ment effrayant Le ciel et l'eau ne me dites pas

    qu'ils vont s'absorber ! Que l'un et l'autre vont
    copuler et, d'extase, se retourner, se vautrer, faire

    pleuvoir ! Tout est si calme On n'entend que les
    ...
    pas du marcheur à l'idée fixe : toute cette eau y
    parviendra-t-elle ?

    Du vaste paysage autrefois immergé 



    L'Etang tragique de Renoir


    S'élève une plainte dont nul ne connaît l'origine

    Exprime-t-elle ce que les hommes nomment : la
    Douleur ? Dit-elle ce, qu'à eux-mêmes, se cachent

    Les peupliers serrés comme autant de frères au-
    Tour de la dépouille du père Et qui geignent !

    Disant l'angoisse ancestrale des pays plats
    devant la montée de l'eau Ah ! Tous ces arbres

    Dressés à l'intérieur même du fleuve Que je ne
    sais pas voir mais dont je sens la solitude

    Tels les grands crucifiés à l'angle des plaines !"


    Franck Venaille. La descente de l'Escaut

E. A POE


Gouffre ou Eden, les profondeurs du Lac !


Bienvenue Mister Chance d'Hal Ashby



Le Lac

Au printemps de mes ans je reçus le partage
De hanter ici-bas un lieu du vaste monde
Que je ne pouvais pas moins aimer que mon âge —
Tant séduisante était la tristesse profonde
D’un lac sombre, encerclé de rochers ténébreux
Et de grands pins, comme des tours jusques aux cieux.
Mais quand la Nuit avait jeté sa lourde cape
Sur ces régions sans étapes,
Lorsque passait le vent mystique
Murmurant sa douce musique —
Alors — alors j’entrouvrais ma paupière
Sur la terreur de ce lac solitaire.
Car cette horreur n’était point de la peur,
Mais bien délices lumineuses —
Le sentiment dont une mine précieuse
Ne pourrait enseigner ou séduire mon cœur —
Ni l’Amour — quand l’Amour serait le tien, ma sœur.
La Mort veillait au fond de l’onde empoisonnée.
Et dans son gouffre un sépulcre béant
Attendait qui viendrait, volonté forcenée
S’y consoler de pensers solitaires —
Cet exilé dont l’âme oserait faire
Un Eden de ce lac troublant.


E. A POE, Poèmes.

Lorine Niedecker



Tout retourne à la source...





La Nuit du chasseur de Laughton


O ma vie flottante

 Pour les choses Ne garde pas d’amour 
Jette les choses 
 dans le flot
 détruites
 par les flots 
 N’achète rien de nouveau ―
 à la fin c’est tout un ―
 eau 

Lorine Niedecker



Didier Manyach,


La fluidité lucide de l'Instant

APU TRILOGY de Satyajit Ray




Je voudrais dire la Cité mythique après sept jours de
marche entre ciel et terre. Puis cette solitude dans
la brousse proche, il y a quelques années de cela, en
suivant les baobabs, comme des ponts de lumière, pen-
dant que les femmes revenaient en courant sur le sentier
boueux. Je voudrais dire le monde de l’Origine comme un
placenta enterré dans la forêt, là-bas ... à quelques mètres
de moi, comme un marigot sous l’orage.
______________
Là-bas au monde de l’Origine, choses, plantes, animaux,
hommes et dieux sont proches. Le chapeau y tient le même
langage que le porc ... !
______________
L’Homme traverse la grande rivière et tous les enfants du
champ, avec la mère, l’accompagnent jusqu’au fleuve ... Il
retrouve le placenta disparu...
C’était la saison des pluies. Le pilon des femmes cognait
le ciel. Je me rapprochais, pas à pas, de la cité mythique.
______________
Lambeaux, reflets, lumières, bois flottés, cadavres,
images folles, maladies du monde autre que je voyais passer
de l’autre côté du fleuve en cru, s’en aller comme le sang
d’une mauvaise couche ...(Togo 91)

Didier Manyach,  SOUS LES PLUIES DE MANGUES...