jeudi 10 janvier 2013

Elsa Morante


Cet hybride est notre corps....

« Au moment même où sa volonté désespérée repoussait mon baiser, son corps (qui brusquement se révélait à moi comme si je l’avais vu nu) me suppliait, au contraire, de l’embrasser encore! Cette supplication palpitante et sauvage parcourait tous ses membres, de ses pieds roses à la pointe de ses seins qui saillait sous son chandail. Et dans ses yeux épouvantés tremblait encore ce regard mouillé, merveilleux, teinté d’une vapeur bleue que j’y avais entrevu tout à l’heure pendant que je l’embrassais. Je criai de nouveau :
- Nunziata ! Nunziatè ! »



Etreintes brisées d'Almodovar

Elsa Morante, L’Île d’Arturo (extrait trouvé sur Terres de Femmes d'Angèle Paoli)

Crevel


Le corps, à fleur de peau....

Nuages flottants de Naru

Sous tes cils, entre les rives
S'est pris. Coule, coule eau vive.
La nuit part, mais l'amour reste
Et ma main sent battre un cœur.
L'aube a voulu parer nos corps de sa candeur.
Fête-Dieu.
Le désir matinal a repris nos corps nus
Pour sculpter une chair que nous avions cru lasse.
Sur les fleuves au loin déjà les bateaux passent.
Nos peaux après l'amour ont l'odeur du pain chaud.
Si l'eau des fleuves est pour nos membres,
Tes yeux laveront mon âme ;
Mais ton regard liquide au midi que je crains
Deviendra-t-il de plomb ?
J'ai peur du jour, du jour trop long
Du jour qu'abreuve ton regard couleur de fleuve
Or dans un soir pavé pour de jumeaux triomphes
Si la victoire crie la volupté des anges,
Que se révèle en lui la Majesté d'un Gange.

Crevel, Mon corps et Moi

mercredi 9 janvier 2013

JYRKI KIISKINEN – ALLER-RETOUR/article Besson.

Les tissages du corps poétiques...



JYRKI KIISKINEN – ALLER-RETOUR
Poèmes traduits du finnois par Gabriel Rebourcet
Editions fédérop (2006/2008)


par Sylvie Besson

«………le corps / à l’instant de l’extase au moment de la mort le tic-tac / monte des cavités sombres de l’écorce d’acier / l’horlogerie sous-marine le cœur nucléaire / où la roue dentée entraîne en grondant la manivelle / géante du zodiaque dans le cœur / sous-marin de la planète le sang chuinte et déferle dans les veines / ventricules et oreillettes se contractent le moteur s’excite / de l’écorce d’acier le temps jaillit crinière au vent je hurle »… Corps tracé au-delà de l’inextricable enchevêtrement de sentiments, au-delà des paradoxes du monde, au-delà de l’extrême dualité des mécanismes de la pensée, corps tatoué par la ligne poétique d’une individualité parfois indéfinissable, mais déterminable dans ses courbes originales, il suffit au poète de faire un pas au cœur de ce corps singulier pour y retrouver la forme entière de l’humaine condition : « je loue ma voix à ceux qui n’existent pas / au pays qui n’est pas au chant qui est né de celui-ci / le chant qui est reparti en laissant une trace / silhouette de forme humaine en fusion ». Ainsi, le corps -sous toutes ses coutures- devient, chez Kiiskinen, une machine à explorer le temps, il déambule dans le monde, embardée soudaine dans l’espace et le temps, avec les souvenirs irréellement harmonieux de la vie passée auxquels se substituent la surface du présent et les images de l’avenir dont on voit le fond et dont on découvre si peu de profondeur. Alors le corps craque, se fissure, se débat et subit les aléas de l’existence dans un immense vrombissement intérieur ; à l’instar de tous ces objets qui ne cessent de l’entourer, le corps dit au creux ou au verso de sa chair l’absurdité des destinées, la force du hasard et le crépuscule des dieux. 
    C’est de cela que rend compte la langue incarnée du poète, prise entre l’éblouissement de l’utopie et la nécessité d’en faire le deuil, d’en signifier la négation, interminablement et malgré soi ; la voix sourde de Kiiskinen se multiplie alors en des voix multiples qui se heurtent, se croisent sans jamais se détacher du corps auquel elles appartiennent, ces voix entonnent bel et bien un chant, celui d’un être farouchement lyrique, poète qui chute à trop vouloir se projeter dans un avenir qui ne peut advenir, témoin du temps en tant qu’il est en train de passer, déjà plus mélancolique que véritablement nihiliste, constatant que la mort est un éternel recommencement. Se détache dès lors la parole d’un corps à jamais inapte au présent qui est le sien, mots d’un poète possédé qui refuse à faire taire la moindre de ses voix. Ce passage de l’esprit au corps, Kiiskinen le retransmet magistralement, son Verbe va jusqu’au bout de ce voyage de l’incarnation, jusqu’à devenir liquide, comme un flux gigantesque, comme si désintégré à son tour, il accédait à une forme de spiritualité : « …j’ai peur que le monde / soit une simple redite j’ai peur d’en être / une partie mes yeux s’emplissent d’écrits textes saints / on sèche mon corps entre les feuilles je regarde droit devant / les lettres dos voûtés tirent leurs rames derrière mon visage (…) on se querelle pour des années de splendeur / des années fabuleuses….qui donc rêve par ici qui rêve derrière mon visage… ».


The Servant de Joseph Losey

Acteur des vicissitudes de la vie qui se défait en lui-même, ce corps-poème en aller-retour, entre mémoire et désir, tisse une gigantesque toile verbale ; longtemps macérée dans l’obscurité de son corps, cette écriture physique se tend vers son inconnu, témoigne que l’on est à côté de quelque chose d’absent, langue qui porte l’opacité du réel en elle pour répéter autant de fois ses propres limites comme celles du monde qu’elle met en jeu : « …j’ai fait encore un pas / dans ma langue obscure ». Langue ample, ponctuée de prières rageuses et de métaphores énigmatiques, l’écriture pourrait donner l’impression d’un foisonnement gratuit mais Aller-Retour sait avancer sur le fil du rasoir, tranchant à vif dans l’épaisseur d’un réel aussi labyrinthique que précis, en des chemins maîtrisés de vertiges et d’entrailles; la langue du poète est donc une façon de respirer le monde, écrire c’est se cogner à son image et aux représentations de ce même monde, c’est une expérience dure et essentielle, sans doute un instant d’immortalité douloureuse : « je franchis la ligne jaune moi aussi je suis immortel / moi aussi je suis Titan citoyen moderne de l’enfer / que Cronos attend dans la coque immortelle / de mon horloge d’acier un rêve de raison aérodynamique ». 
     Le poète joue, de cette manière, avec sa propre lucidité et le verbe se joue du poète au travers du corps modelé à la dimension d’un mécanisme aussi rigoureux qu’insensé, corps accroché à la terre, enchaîné à l’histoire, balloté par les événements, corps malmené par la foule, corps amer et à mort qui se donne juste le temps de se mesurer à l’immensité de l’aléatoire, corps en mots étourdissants qui ne peut guérir d’être mortel. Manifeste en négatif, le poète donne au travers de cette chair devenue verbe ce qu’il est, ce qu’il vit, chair qui retourne sans fin à la terre, à une terre libre et sensuelle; la voix intime et amère de Jyrki Kiiskinen parvient à découvrir dans le monde infrangible un espace hanté qui s’écarte entre le secret et l’apparition, mais si le temps peut se dissoudre dans la patience de cet espace jamais il ne s’apaise entièrement car le corps gît déjà loin, solitaire, entre le passé et l’instant. Derrière les images à la fois hallucinantes et réalistes de ce corps poétique, c’est cependant, toujours et encore, la vie qui tremble, fût-elle de nuit….

Sylvie Besson






Woolf



L'Etre et le Néant...le corps en ses fissures !


Le Locataire de Polanski


  • Ainsi, toutes les lampes éteintes, la lune disparue, et une fine pluie tambourinant sur le toit, commencèrent à déferler d'immenses ténèbres. Rien, semblait-il, ne pouvait résister à ce déluge, à cette profusion de ténèbres qui, s'insinuant par les fissures et trous de la serrure, se faufilant autour des stores, pénétraient dans les chambres, engloutissaient, ici un broc et une cuvette, là un vase de dahlias jaunes et rouges, là encore les arêtes vives et la lourde masse d'une commode. Non seulement les meubles se confondaient, mais il ne restait presque plus rien du corps ou de l'esprit qui permette de dire : "C'est lui" ou "C'est elle." Une main parfois se levait comme pour saisir ou pour repousser quelque chose ; quelqu'un gémissait, ou bien riait tout fort comme s'il échangeait une plaisanterie avec le néant.

    La Promenade au Phare de Virginia woolf.

Serge Rivron


La Chair ou l'essentiel du corps!


Elle est dedans, et je suis en elle. Nous sommes la même chair et nous nous unissons. Entends-la geindre et s’échauffer, entends son souffle et sa salive à ton oreille ! baise-moi ! baise-la ! Elle a dégainé ton épée, dans sa main te dresse et prépare la noce ­ cette noce qui fera la chair se réunir à la chair à nouveau, cette noce venue du fond de l’homme et de la femme, remontée et attendue du fond des âges, cette noce fomentée et guettée depuis qu’en ce jardin où les anges tombaient, la chair s’est séparée de la chair.

Sens-la, hume-la !

Bullhead de 
La Chair, Serge Rivron

Sylvia Plath


Le corps comme camisole


Combien de temps pourrai-je être un mur,
protégeant du vent ?
Combien de temps pourrai-je
Atténuer le soleil de l'ombre de ma main,
Intercepter les foudres bleues d'une lune
froide?
Les voix de la solitude, les voix de la douleur
Cognent à mon dos inlassablement. 



Soudain l'été dernier,  Mankiewicz  
Sylvia Plath





Je l’ai encore refait
un an parmi dix
j’y suis arrivé -

comme un miracle ambulant, ma peau
brillante comme un abat-jour de nazi
mon pied droit

un presse-papiers
mon linge juif,
sans caractère, magnifique

serviette enlevée
o mon ennemi,
est-ce que je fais si peur ?

le nez, les orbites des yeux, toute la denture ?
le souffle aigre
s’évaporera en un seul jour.

Bientôt, bientôt la chair
le trou de la tombe sera mon chez moi sur moi
et m’aura mangé

Et je suis une femme tout sourire
je n'ai que trente ans.
Mourir
Est un art, comme tout le reste.
Je le fais vraiment très bien.

Je le fais si bien que cela ressemble à l’enfer
je le fais si bien que cela semble réel
j’imagine que vous puissiez dire elle a un appel.

C’est suffisamment facile de le faire dans une cellule
C’est suffisamment facile de le faire et de rester sur place.
C’est le théâtral

retour en scène dans le vaste jour
à la même place, avec le même visage, le même cri
amusé et brutal :

« Un miracle !"
Cela me met ko.
Il y a une plainte

pour mes cicatrices béantes, il y a une plainte
pour l’audition de mon cœur -
cela ira au bout.

et il y a une plainte, une très importante plainte
pour un mot ou un contact
Ou une goutte de sang

ou une parcelle de mes cheveux sur mes vêtements.
Et oui, et oui, Herr Doktor,
et oui, seigneur ennemi.

Soudain l'été dernier.....

Je suis ton opus,
je suis ton objet précieux
le bébé en or pur

qui hurle en fondant en un cri perçant
je me tourne et je brûle.
Ne crois donc pas que je sous-estime ta grande préoccupation.

Cendre, cendre -
tu as fouiné et remué.
Chair, os, il n’y a rien ici -

un gâteau de savon
un anneau de mariage,
un plombage en or.

Seigneur Dieu, seigneur Lucifer
fais gaffe
fais gaffe.

Jaillissant de mes cendres
je m’élève avec mes cheveux rouges
et je bouffe les hommes comme l’air.

Sylvia Plath

Czeslaw Milosz


Désincarnation........

DON

Jour si heureux.
Le brouillard était tombé tôt, je travaillais au jardin.
Des colibris s’arrêtaient au-dessus de la fleur du chèvrefeuille.
Il n’y avait rien sur terre que j’aurais voulu posséder.
Je ne connaissais personne qui aurait valu d’être envié.
Le mal qui était advenu, je l’oubliais.
Je n’avais pas honte d’être celui que je suis.
Je ne sentais dans mon corps nulle douleur.



La corruption de Bolognini

Czeslaw Milosz