dimanche 3 mars 2013

Lionel-Edouard Martin


Rapport au calcaire...



  J’ai souvenir de demeures succinctes, aux murs peu maçonnés : tout juste un peu de sable et de chaux, mais elles fondaient leur aplomb principal sur un agrégat de moellons secs où nichaient des rossignols et d’autres passereaux. Dans ces petites maisons singulières, généralement pourvues d’une pièce unique et de faible contenance, on remisait les outils de jardinage, on s’abritait pendant l’averse. Plantées au beau milieu de champs dont le dépierrage avait nourri leur économie, elles chantaient d’une voix supposée de calcaire. 


Jeux interdits de René Clément




Chantaient de fait à voix d’oiseau - nul ne doutait que l’oiseau ne prêtât à la pierre son chant - ainsi qu’à voix de vent, car le vent dans les brèches sifflait à voix de vent, et l’on savait que ces loges (ainsi les nommait-on) participaient aussi du vent. Mais il fallait, aux yeux de leurs propriétaires, que l’oiseau et le vent fussent aux masures consubstantiels, comme si l’oiseau et le vent relevaient de la pierre.

 Depuis mon enfance, j’inscris le moindre souffle, le moineau le plus chétif, dans un esprit de roche. De tout silex empaumé j’éprouve dans le creux de ma main la plume et l’haleine. Et nulle maison n’est vraiment muette à mon oreille : de brique ou de parpaing, j’entends distinctement son langage. La poésie m’engage
 À chercher des réponses aux questions qu’elle me pose.

Lionel-Edouard Martin, extrait de *Dire migrateur* (éd. Tarabuste)

samedi 2 mars 2013

Victor Segalen



La Stèle, un instant éternel !



Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. On les heurte à l’improviste : aux bords des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux. Marquant un fait, une volonté, une présence, elles forcent l’arrêt debout, face à leurs faces. Dans le vacillement délabré de l’Empire, elles seules impliquent la stabilité.

  Épigraphe et pierre taillée, voilà toute la stèle, corps et âme, être au complet. Ce qui soutient et ce qui surmonte n’est que pur ornement et parfois oripeau.

  Le socle se réduit à un plateau ou à une pyramide trapue. Le plus souvent c’est une tortue géante, cou tendu, menton méchant, pattes arquées recueillies sous le poids. Et l’animal est vraiment emblématique ; son geste ferme et son port élogieux. On admire sa longévité : allant sans hâte, il mène son existence par-delà mille années. N’omettons point ce pouvoir qu’il a de prédire par son écaille, dont la voûte, image de la carapace du firmament, en reproduit toutes les mutations : frottée d’encre et séchée au feu, on y discerne, clairs comme au ciel du jour, les paysages sereins ou orageux des ciels à venir.

  Le socle pyramidal est aussi noble. Il représente la superposition magnifique des éléments : flots griffus, à la base ; puis rangées de monts lancéolés ; puis le lieu des nuages, et sur tout, l’espace où le dragon brille, la demeure des Sages Souverains. – C’est de là que la Stèle se hausse.



Quant au faîte, il est composé d’une double torsade de monstres tressant leurs efforts, bombant leurs enchevêtrements au front impassible de la table. Ils laissent un cartouche où s’inscrit la dévolution. Et parfois dans les Stèles classiques, sous les ventres écailleux, au milieu du fourmillement des pattes, des tronçons de queues, des griffes et des épines : un trou rond, aux bords émoussés, qui transperce la pierre et par où l’œil azuré du ciel lointain vient viser l’arrivant.


Evangéline de  Carewe (Image trouvée par Florian Poinot)
  (...)


Il en est toujours de même. Aucune des fonctions ancestrales n’est perdue : comme l’œil de la stèle de bois, la stèle de pierre garde l’usage du poteau sacrificatoire et mesure encore un moment ; mais non plus un moment de soleil du jour projetant son doigt d’ombre. La lumière qui le marque ne tombe point du Cruel Satellite et ne tourne pas avec lui. C’est un jour de connaissance au fond de soi : l’astre est intime et l’instant perpétuel.

  Victor Segalen


Eugène Guillevic


  • Les pierres sont de chair.....

    Maintenant ton visage
    Est marqué par les pierres
    Les Visiteurs du soir de Marcel Carné

    Et je l'y chercherai
    De l'ongle et de la paume

    Il me suivra par elles au soleil,
    Ton regard

    Et si un jour elles saignent,
    Elles saigneront ton sang

     Eugène Guillevic


Alejandra Pizarnik


La vérité se cache dans les murs....


Chambre seule
Répulsion de Polanski

La vérité de ce vieux mur
si tu oses me la demander
et ses fissures, ses déchirures
formant visages, sphinx
mains, sabliers
viendra alors inéluctablement
une présence pour ta soif
sans doute s’en ira
cette absence qui te boit


Alejandra Pizarnik ,Travaux et les nuits

vendredi 1 mars 2013

Pierre-Albert Jourdan

Se jouer des pierres....



Les Filles du botaniste de Li Xiao Ran


   Je rêve aux jonquilles sur la colline. L’espace alentour a cette même tranquille assurance. La chapelle est une paupière dorée de soleil. Nous dormons. Il faudrait plus que ce cri, déchirant l’espace, des corneilles pour nous couper de la folie, de l’angoisse, de l’ensevelissement. Je rêve à ces jonquilles, à ces tiges souples qui se jouent de la pierre et des buissons épineux…

Pierre-Albert Jourdan, Le bonjour et l'Adieu

DIDIER MANYACH ,


Ce qui ne demeure de la vie, ne durcit-il pas ?

Anonyme présence de la Fin et silence infini sur toutes

choses.

Telle est l’énigme des plus grandes pierres sur le fleuve

que les eaux éclaboussent mais n’effacent pas :



Adulaires, albâtres, obsidiennes

vous vous êtes un jour retirés du temps

seules y glissent les salamandres argentées

et la lune lorsque la nuit tombe

dans les fissures du chaos.

Azurites, géodes, gemmes, cairns

offrandes aux chemins du déluge

je vous regarde chanter

vieilles pierres, murs écroulés.

Un jour le vent sifflera entre nos lèvres

comme le souffle dans les plis de l’éternité

la pensée sur la pensée...



Stalker de Tarkovski



L’olivier dans le champ de pierres sèches :

laves nouées, flammes autour des corps

crevasses, huile verte dégoulinante au long des branches

des troncs mutilés

ce feu pétrifié sur les écorces.

Recouverts de ce qui obscurément les hante, crucifiés

couchés, abattus, sans pouvoir se résigner

à s’écrouler tout à fait

une plaie au travers du flanc.

L’eau qu’ils n’ont jamais trouvée

les olives qu’ils ne produisent plus

cette obstination pourtant à durer...

Leurs mains sont bleues comme la nuit :

on dirait qu’ils se dressent

que la lumière de l’Été les transfigure...



Celles que l’on a jetées dans le ruisseau

comme des chiens qui viennent mourir sur les plages

celles qui finissent au désert :

pierres errantes – rondes – caverneuses –

pierres-poissons, pierres-loups, pierres-lunes

pierres-prénatales, mauves, pierres-sacrificielles

comme des mots entre les mauvaises herbes...


DIDIER MANYACH ,
IMPACTS DE FOUDRE


Jacques Ancet CERCLE 14


                                 CERCLE 14


 Repasser par les ombres, effacer ailes et miroirs, puis retourner à la Pierre



Le Trou de Becker



Il y a une ombre. On dit : ombre, faute d’un autre mot. Pour donner forme à ce qui n’en a pas. On pourrait dire tout aussi bien : compagnon ¬  « ce latent compagnon qui en moi accomplit d’exister » écrivait Mallarmé. Mais ombre est moins net, plus évasif. Alors, faire le « portrait d’une ombre » ? Oui, faire signe non pas vers une image déjà visible, mais vers ce non-visible qui peu à peu se trame aux lisières du visible. Vers cette chose qui passe et vous laisse dans la bouche comme une voix silencieuse. Une voix qui parle, pourtant, qui parle, même si vous vous taisez. Ce que dit cette voix, vous n’en savez rien. Vous ne vous y reconnaissez pas ¬ vous vous y reconnaissez, peu importe. Il ne s’agit pas d’identité. Ou alors de cette identité obscure qui est une autre manière de dire qu’on ne sait rien. Qu’on est entre : entre ici et ailleurs, entre hier et demain, entre tout et rien. Entre, toujours, entre. Entre le jour, la nuit, ce qui vient, ce qui s’en va ¬ et qui revient toujours.





Le Trou de Becker



Jacques Ancet,  Portrait d’une ombre.