samedi 18 mai 2013

Gabriel Arnou-Laujeac.



L'Ame de la chair..........


Stalker de Tarkovski


    Avant de disparaître au loin, plus loin que l’œil humain puisse lancer sa flèche, les dieux secouèrent le firmament, firent chuter sur mon front quelques fragments d’infini, et insufflèrent en mon for la nostalgie de l’Absolu. Un tison ardent planté dans la chair tendre, dès la naissance : l’écho du silence frappant dans ma poitrine ; la présence en l’absence, jaillie de l’océan des âges  comme une vague d’équinoxe. Comment pouvais-je souffrir que l’on m’abandonnât aux chimères du devenir, que la plus éclatante des lumières me promît au crépuscule d’un âge sombre ?  Où que se tournait mon visage, je ne voyais qu’un monde aux temples  d’ombres,  et l’ombre  de  l’absence recouvrant chaque atome de l’univers : des troupeaux errer à la surface de la terre, leurs fronts cogner les parois d’un labyrinthe en trompe-l’œil ; des bergers nains, boursouflés de vents mauvais, démoraliser les masses pour mieux les dominer ; des mains anonymes détourner la grande roue de l’histoire dans les chambres froides du pouvoir ;  « la Bêtise au front de taureau » – vieille, laide et puissante – commander aux étoiles éteintes,  et aux quatre vents de cieux vidés de leur Dieu. Ce siècle sans ciel et sans ancrage n’était qu’un mirage ; cette poignée de sable jetée dans l’océan de l’existence, qu’une fable : ce n’était pas moi. Je le savais. Je l’éprouvais. Quoi que je fisse, je demeurais spectateur ; quoi que je visse, étranger au spectacle. Ces hordes de morts vivants qui titubent au bord du vide me donnaient le  vertige. Toute cette chair chaude  ivre du vin de l’oubli me donnait la nausée. Tout était trop laid pour être vrai. Je priais que l’on m’arrachât au long sommeil des Hommes, que l’on m’offrît amour et vérité, conjugués à l’éternel présent.

Plus loin qu'ailleurs, Gabriel Arnou-Laujeac.
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Résonance[S]: Plus loin qu'ailleurs (Gabriel Arnou-Laujeac .)   A suivre......
gabriel-arnoulaujeac.blogspot.com

G Trakl

Les sentiers nocturnes et mortifères du corps......


Dellamorte Dellamor de Michèle Soavi.

Ô l’enfer du sommeil ; ruelle sombre, jardinet brun. Dans le soir bleu sonne doucement la figure du mort. De petites fleurs vertes voltigent autour d’elle et son visage l’a abandonnée. Ou bien il se penche, devenu blême, sur le front froid du meurtrier dans l’ombre du couloir ; adoration, flamme pourpre de la volupté ; mourant, le dormeur est tombé dans l’obscurité par-dessus des marches noires. Quelqu’un t’a quitté à la croisée des chemins et tu regardes longtemps en arrière. Pas argenté dans l’ombre des petits pommiers estropiés. Le fruit luit pourpre dans les branches noires, et dans l’herbe le serpent change de peau. Ô l’obscurité ; la sueur qui apparaît sur le front glacé et les tristes rêves dans le vin, à l’auberge du village sous des poutres noircies par la fumée. Toi, contrée encore déserte, qui transforme la fumée brune du tabac en îles roses et qui tire du dedans le cri sauvage d’un griffon alors qu’il chasse autour de noirs écueils en pleine mer, au milieu de la tempête et de la glace. Toi, un métal vert et dedans un visage enflammé, qui veut partir et chanter les temps obscurs de la colline aux ossements et la chute en feu de l’ange. Ô désespoir, qui tombe à genoux dans un cri muet.

G Trakl, Métamorphose du Mal
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Lecture conseillée....
De Georg Trakl à Georg Trakl. La genèse de Blesse, ronce noire

Claude Louis-Combet

Résumé
La présentation par C. Louis-Combet de la biographie fantasmée de G. Trakl constitue une réflexion d'écrivain sur la genèse d'une de ses œuvres. Optant pour une désignation de soi à la troisième personne, il retrace un itinéraire à l'émotion continue et contenue, de l'ébranlement d'une rencontre ancienne à ce qu'il appelle une « chose de texte ». L'aspiration à la beauté apparaît au principe de la démarche d'amour d'écriture et de mort d'un couple fraternel incestueux et tragique. Dans l'ombre féconde du désir et de la détresse, une lecture-écriture se découvre soeur d'une autre, s'enracine et se déploie.

jeudi 16 mai 2013

Pier Paolo Pasolini,



Chair brûlante pour corps froid......




Le jour de ma mort

Dans une ville, Trieste ou Udine,
le long d’une allée de tilleuls,
au printemps quand les feuilles
changent de couleur,
je tomberai mort
sous le soleil qui brûle
blond et haut,
et je fermerai les yeux,
laissant le ciel à sa splendeur.

Sous un tilleul tiède de verdure
je tomberai dans le noir
de ma mort qui dispersera
les tilleuls et le soleil.
Les beaux jeunes garçons
courront dans cette lumière
que je viendrai de perdre,
essaimant des écoles,
les boucles sur le front.

Je serai encore jeune
en chemise claire,
les cheveux tendres en pluie
sur la poussière amère.
Je serai encore chaud,
et courant sur l’asphalte
tiède de l’allée,
un enfant posera sa main
sur mon ventre de cristal.

Pier Paolo Pasolini, Poèmes de jeunesse




Boys dont' Cry de Kimberly Peirce


     Non pas que maintenant, au fond, les choses eussent beaucoup changé : nous nous connaissions, nous nous parlions et nous avions confiance, voilà tout. Il n'y avait pas eu en moi la moindre allusion qui fit comprendre à Nisiuti la naissance de mon amour, contre lequel moi-même, d'ailleurs, par paresse je me protégeais. Mais combien plus s'était exprimé Nisiuti, maintenant, dans ce regard.
Il semblait, bien plus que moi, prévoir notre avenir, ce qui devait se produire entre nous, deux années entières d'amitié, où il ne devait pas y avoir un seul jour où nous ne nous fussions vus et embrassés. Parce que, peut-être plus encore qu'un amour, ce fut une amitié, et plus qu'une amitié, une passion. Nisiuti était parfait, devant moi, avec son odeur de foin et de lait, sa carnation rose et intense, à présent un peu noircie par les premiers rayons du soleil printanier, ses pupilles brillantes et pures.
Tout était contenu en lui, tout ce qui est nécessaire à l'amour. Et rien de fermé, d'inexprimé, d'assombri : son mystère resplendissait avec clarté comme son regard. 

Actes impurs, suivi de "Amado mio" de Pier Paolo Pasolini
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A lire.....


L'ANAGNOSTE: Pier Paolo Pasolini, Médée 

L'ANAGNOSTE: Pier Paolo Pasolini, Médée
anagnoste.blogspot.com/2012/11/pier-paolo-pasolini-medee.html‎, article de Romain Verger.

Mandelstam..




Le corps universel de Mandelstam...



Un corps me fut donné – pour quelles fins? -
 Ce corps qui est un seul, tellement mien.

Ce bonheur serein, vivre et respirer,
 Qui, dites-moi, dois-je en remercier?

Je suis le jardinier, la fleur aussi,
 Au cachot du monde point seul ne suis.

Mon souffle, ma chaleur ont embué
 Déjà la vitre de l’éternité.

Si du dessin s’y incrustent les traits,
 L’instant d’après nul ne les reconnaît.

Que de l’instant s’écoule la buée!
 La chère esquisse n’en sera brouillée.


Ossip Mandelstam , La Pierre 



Le Cirque de Chaplin



Ma dépouille d’emprunt, je ne puis
 La rendre en papillon de farine,
 Mais je voudrais qu’en rue, en pays,
 Mon corps pensant se change et chemine,
 Mon corps vertébré, carbonisé,
 Conscient de sa taille en vérité.

Clameurs vert sombre des conifères,
 Couronnes profondes comme un puits
 Qui attire la vie, ce temps fier,
 Sur des affûts de mort en appui —
 Drapeaux rougeoyants des rameaux verts,
 Cerceaux-couronnes élémentaires !

Et les derniers appelés s’avancent,
 Camarades dans un ciel durci,
 Puis l’infanterie défile en silence,
 A l’épaule les cris des fusils.

Et frappant l’air les salves résonnent,
 Prunelles grises, brunes ou bleues,
 En rangs brisés — des hommes, des hommes…
 Qui reprendra le flambeau pour eux ?

Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronèje

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Conseil de lectures ........
 Et de nombreux poèmes de Mandelstam  sur *Terres de Femmes* (Angèle Paoli), et * Enjambées Fauves" (Valérie Brantôme), voir tout en bas de page : Trans-sphères.






Alejandra Pizarnik



Le corps sans début, ni fin, la spirale du désir....




Vertigo d'Hitchcock


LA PAROLE DU DÉSIR

Cette texture spectrale de l’obscurité, ces mélodies au fond des os, ce souffle de silences divers, cette plongée en bas par le bas, cette galerie obscure, obscure, cette manière de sombrer sans sombrer.

Qu’est-ce que je suis en train de dire ? Il fait noir et je veux entrer. Je ne sais quoi dire d’autre. (Je ne veux pas dire, je veux entrer.) La douleur dans les os, le langage brisé à coups de pelle, peu à peu reconstituer le diagramme de l’irréalité.

De possessions, je n’en ai pas (ça c’est sûr ; enfin quelque chose de sûr). Ensuite une mélodie. C’est une mélodie plaintive, une lumière lilas, une imminence sans destinataire. Je vois la mélodie. Présence d’une lumière orangée. Sans ton regard je ne saurai vivre, ça aussi c’est sûr. Je te suscite, te ressuscite. Et il m’a dit de sortir dans le vent et d’aller de maison en maison en demandant s’il était là.

Je passe nue, un cierge à la main, château froid, jardin des délices. La solitude ce n’est pas se tenir sur le quai, au petit jour, à regarder l’eau avec avidité. La solitude, c’est de ne pouvoir la dire parce qu’on ne peut la circonscrire parce qu’on ne peut lui donner un visage parce qu’on ne peut en faire le synonyme d’un paysage. La solitude serait cette mélodie brisée de mes phrases.

Alejandra Pizarnik, L’Enfer musical,  Traduction et postface de Jacques Ancet.

(Extrait trouvé sur *Terres de Femmes*, voir Trans-sphères).


_________________________________________________________________________________Conseil de lecture......


mercredi 15 mai 2013

Cercle 16 romain verger

                                   

                                       Cercle 16.

     Du labyrinthe au vertige des corps



Gouffre, égarement ou labyrinthe, le corps à corps de Romain Verger



Antichrist de Lars von Triers


Nous longeons une falaise à la verticale d’une rivière. Ce doit être celle où tu pêchais, enfant, avec ton père et tes sœurs ; car j’aperçois de l’à-pic, tes boucles balayées par le vent mordant des hauts plateaux. Tu fais mine de basculer de la corniche en levant les bras. Tu évolues à l’aplomb, suspendue entre terre et ciel, tel un funambule sur son fil, rejouant une étrange théogonie. Et les doigts de pied rétractés dans mes chaussures, souffle coupé, je te regarde avancer aux confins du monde plat, Vénus de la nuit, défiant les éléments et me conviant à basculer à ta suite jusqu’aux eaux noires et tumultueuses. Et la peur m’abandonne et le vertige me devient délicieux, parce que tu domptes ce qui m’était jusqu’alors insurmontable. Cet abîme plein d’obscurité et de fureur dont nous sommes tous creusés, au bord duquel nous nous tenons penchés, faibles et vacillants ; cet abîme où m’ont précipité les tiens, fendant ma pulpe pour taper l’os. 

Romain Verger, Fissions, Le Vampire Actif, 2013

-------------------------------------------------------------------------------------------En dehors de ses autres excellents romans, retrouvez Romain Verger dans 
L'ANAGNOSTE anagnoste.blogspot.com

Jacques Ancet .




 L’imperceptible labyrinthe de nos vies......


Ode au Recommencement

Et pourtant, je reviens, & comment l’expliquer malgré tant de raisons d’abandonner, tant de raisons de s’enfermer, de disparaître, je reviens
comme après un jour de pluie dans le ciel obscur, la lumière soudain, & tout semble recommencer
les tasses brillent, le bois de la table, & sur la vitre un grand morceau de bleu où s’entrecroisent les branches noires
un contre-jour où tu es là, & quand même, je dis oui au sourire, à la tendresse, à toutes ces années & leur ombre portée, oui à ce trop peu de temps qui reste
alors je reviens, je me dépêche,
je me dépêche pour chaque objet, la chaise, la table, le fauteuil, le tapis,
pour le jaune des pommes, le vert de l’hibiscus & du lierre, pour le livre entr’ouvert, le frémissement des feuilles
pour le mystère de ces deux-là, devant leur café, le brouhaha des voix, les soupirs du percolateur, le jour qui tombe & le clin d’œil des lampes
pour le matin de la blancheur & du givre, du bleu pâle des yeux au milieu des images,
pour le vent qu’on ne voit pas & qu’on voit pourtant dans les arbres secoués ou la dérive des nuages, & qu’on entend, parfois,
c’est un soupir comme glissé sous le silence, une sorte de voix sans mots qu’on écoute un instant
mais elle s’est tue, & comment la retrouver dans l’indescriptible désordre du monde, dans cet infini de visages d’une même force sans visage,
& ce n’est pas moi, c’est elle qui revient, même si je ne l’entends plus, comme le vent, elle est là, elle m’enveloppe, me traverse,
elle pousse mes mots comme des feuilles, les disperse, les réunit en figures improbables,
je dis je ne sais pas, je ne reconnais rien, je sombre dans la confusion,
le manège des camions a repris, des monceaux de gravats s’accumulent,
la brume avance au ras du sol comme pour cacher qu’il n’y a plus rien à voir
quand j’ouvre les yeux, m’attendent des heures au garde-à-vous, elles défilent au pas de charge, j’essaye de les arrêter
de fixer cet instant, un après-dîner, par exemple, le silence, les radiateurs qui craquent, les tasses qui luisent, sur la fenêtres les feuilles sèches arrêtées dans leur chute comme si elles attendaient,
chêne & noisetier jouent à qui perd gagne, le bulldozer part à l’assaut de la montagne, un pied, deux genoux serrés, un journal
le jour est immobile mais c’est demain déjà, & demain ressemble à hier & hier à aujourd’hui
mais aujourd’hui, soudain, ne ressemble à rien, des voix le traversent, des visages de haine, des foules envahissent des places,
les fleuves charrient des corps, des morceaux de toits, des vaches ventre en l’air, tandis que minutieuse la pluie compte ses gouttes,
si je parle qui m’écoutera, alors je me tais, mais la voix, elle, continue,
elle ressemble justement à la pluie qui ne s’arrête pas, à la lumière immobile d’un jour d’automne, un silence d’après-dîner avec sa mouche & ses ombres nettes & tout ce qu’on entend quand même,
les hurlements & les sirènes, les voitures en feu, les cris, les détonations, c’est ça aussi la voix,
elle ne me lâche pas, m’emporte dans sa lente hémorragie où je ne reconnais plus rien
pas même mon visage dans la glace, je le vois se boursoufler, se déformer, le nez saille, gonfle, les yeux s’enfoncent, les lèvres toujours plus minces n’articulent que des paroles vides
mais la voix, elle, n’arrête pas, même si je ne la reconnais plus non plus, elle dit ce qui n’a pas de nom mais qui est là, tout près,
c’est comme un fourmillement sans fin, un grouillement de choses, d’objets énormes ou minuscules,

montagne & trombone
épingle & grue
chêne & chat

L'Eternité et un jour d'Angelopoulos

elle énumère, elle montre ce qu’elle efface, elle continue même quand elle n’est plus là,
c’est comme une eau souterraine qui coulerait sans fin, invisible & muette, jusqu’à surgir au jour chargée de noir profond, d’échos lointains,
d’un souffle froid où fument des avenues vides avec les pompons jaunes des réverbères en fuite, des chambres où grelottent des corps, un désespoir sale dans l’aube naissante, des visages comme des taches obscures,
elle est là sous chaque parole, chaque geste, dans la chute d’une aile sur la vitre, le bâillement ou le rire, le bonjour ou l’adieu,
dans tout ce qui fait la vie de tous les jours,
que Dieu ait créé le monde, disait-il, je veux bien, mais la vie de tous les jours, je ne peux pas y croire,
cette impossibilité de comprendre,
l'éternuement, les jambes croisées, les doigts qui craquent,
les lunettes, les yeux qui pleurent, le cœur qui bat
& cette lueur immobile où chaque objet est une apparition, on le voit soudain, il revient lui aussi, de quelle absence, de quels limbes
on voudrait lui donner un nom, mais il est trop grand ou trop lointain, la poussière le recouvre déjà,
j’éternue, je me mouche, sur la fenêtre, le paysage tire ses lignes, ses gris & ses nuages
puis l’éblouissement du soleil efface tout, l’œil se ferme un instant sur fond rouge sang,
quand il se rouvre, le souffle de neige de la montagne couvre le ciel & l’immensité est verticale

Je reviens, d’un jour à l’autre, les navettes du désir, les images & l’oubli,
d’un jour à l’autre l’impossible trajet, les gouttières dégorgent leur eau sale, les corneilles s’égosillent,
& je suis là, toujours, à parler sur le vide, il va m’avaler à chaque pas, j’avance en titubant,
ignorant de ce qui pousse ou m’appelle, ignorant du chemin parcouru
voyageur, il n’y a pas de chemin, disait-il aussi, on fait son chemin en marchant, il s’éclaircissait la voix puis reprenait,
en marchant on fait son chemin, & en retournant le regard, on voit le sentier où jamais, on ne remarchera plus tard
qu’y avait-il à dire de plus, assis les mains posées sur sa canne, il vous regardait de ses deux petits yeux malicieux, tandis qu’un buisson bougeait derrière la fenêtre
comme il bouge aujourd’hui dans l’absence de sa présence discrète, dans la solitude d’une heure indistincte, les genoux, une revue, la tête qui dodeline
la pâte de plâtre & de fumée sur la vitre, l’inclinaison obscure de la montagne, tout est là
cette clarté soudaine illuminant sur le noir l’infini clignotement des gouttes, leurs brûlures minuscules comme une offrande inattendue du jour
le suspens sur le pied & la tasse, tout est là & rien n’y est
installé, le jour ressemble déjà au soir, on voit glisser des heures en grappes translucides, on entend
dans le bruissement du sang une plainte muette, mais d’où venue, & comment déchiffrer ses énigmes,
le silence vibre comme une corde trop tendue sur laquelle glisserait un doigt
des visages passent, des soirs avec le désert de la table sous la lampe, l’attente de l’eau & des fruits
il faudrait pouvoir dire le mystère simple, les formes & les couleurs, l’improbable coexistence du flacon & de l’orange,
la rencontre de la lame & du géranium, de l’horloge & de la bûche, du couvercle & du tapis, du visage & de son reflet,
il faudrait pouvoir compter ce qui n’a pas de nombre & sans fin recommence, la naissance & la mort
un jour, un autre encore, traversés par le même souffle, le même vide où s’engendrent les mêmes images,
le tronc & la montagne, la corneille & le pré, la clôture & la neige soudaine comme un regard levé,
noir sur blanc l’idéogramme d’un poirier minuscule dans le grelottement des gouttes
& tout ce qui vient & s’en va, ce qui échappe pour ne laisser que ces quelques mots que je ne sais plus prononcer parce qu’ils sont leur oubli
Est-ce pour cela que je reviens, répétant les mêmes syllabes, énumérant les mêmes objets, les mêmes gestes, dans quel obscur dessein,
voyant sur la fenêtre s’installer le rose pâle du matin ou le bleu poudré de l’après-midi, cherchant à comprendre pourquoi
je recommence sans rien comprendre, perdu dans une miroitement traversé de ténèbres
qui remontent comme l’envie de vomir près de l’évier & son odeur d’éponge sale & je ne sais pas pourquoi & je crois savoir
& je répète, on dirait la même chose, mais le même chose n’est jamais la même,
le chêne & la clôture & les branches entassées & la montagne glissant derrière les heures une présence lumineuse
ou la nuit dehors plus dure qu’une pierre, les néons, le fracas des machines, les visages penchés, le voyage des mains,
la lumière, son explosion silencieuse, la fuite des oies sauvages, le faisceau d’électrons, l’imperceptible glissement des plaques tectoniques,
l’immensité de ce que jamais on ne saura, mais elle est là, tout près, on la sent
comme derrière la porte un remuement obscur, une respiration, un craquement de poids trop lourd & comment faire pour ouvrir
sans être submergé, emporté, laminé, si ça rentre, c’est le maelström des choses innommées,
c’est le souffle coupé, le haut le cœur, la bouche qui vomit sa voix & ses mots impossibles,
c’est la venue de face, un dégorgement de feu & d’étincelles, un hurlement ou déchirement silencieux
c’est ce que je ne dis pas & je le dis, je le dis,
le typhon & la moisissure, le givre & la nébuleuse, les quarks & le noir infini
où nous glissons & à quoi bon, dans le silence, cette voix qui me vient et m’abandonne
me vient
& m’abandonne
& qu’importe que j’aie ou non perdu mon nom, que mon visage se couvre de taches & de pustules
que ma langue enfle & éclate, qu’importe
si ces mots sont tracés, si dans leur imperceptible entre tout le matin
la transparence bleue sur les collines, le vertige horizontal des sables, le grouillement des villes,
l’île d’immondices au cœur du Pacifique, les kilomètres de plastique, notre legs aux siècles futurs
avec, vitrifiés, enfouis dans le granit, les fûts & leur invisible mort, un jour discrètement sécrétée, moins spectaculairement
& tellement plus efficacement, que le volcan, sans projections de cendre ni coulées de lave rutilante, mais tellement plus sinistrement, plus désespérément
mais allô, allô, je reviens quand même, j’entre avec le jour, ébloui, sans visage
de ma bouche sortent des syllabes claires ou sombres, c’est selon, une buée où commence & s’achève le monde,
le regard, lui, n’en revient pas, l’autre sort du même, l’obscur gravit des degrés de lumière,
tout ce qui tombe pour un instant s’élève
la pierre flotte, la terre est une flamme, je marche dans un champ d’étincelles où je perds mes pas & mes mots

ce que je dis me dit, ma parole est un souffle, je ne suis rien, mais un rien qui flambe au-dessus de lui-même

Jacques Ancet .
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Actualités

VIENNENT DE PARAÎTRE | 30 mars 2013

ODE AU RECOMMENCEMENT
Editions Lettres Vives

ET  23 mars 2013

Alejandra Pizarnik 

EXTRACTION DE LA PIERRE DE FOLIE

traduction et postface Jacques Ancet .Ypsilon éditeur

CHANTEUSE NOCTURNE
Joe, macht die Musik von damals nacht...

Celle qui est morte de sa robe bleue, est là, à chanter. Elle chante imprégnée de mort au soleil de son ébriété. Á l’intérieur de sa chanson il y a une robe bleue il y a un cheval blanc, il y a un cœur vert tatoué des échos des battements de son cœur mort. Exposée à toutes les perditions, elle chante près d’une fillette égarée qui est elle-même : son amulette porte-bonheur. Malgré la brume verte sur ses lèvres et le froid gris sur ses yeux, sa voix ronge la distance qui s’ouvre entre la soif et la main qui cherche le verre. Elle, elle chante.

Voir Blog Lumière du jour. jancet.blogg.org