mardi 2 avril 2013

Jean-René Huguenin

   Du rocher, l'homme voit trouble....



  Ils partirent ensemble pour le phare du Creach, marchant de front sur la route, mais lorsqu’ils eurent visité le phare ils s’égaillèrent dans les rochers, des groupes se formèrent, Olivier se retrouva seul. Une petite bruine invisible tombait, estompant les contours des rochers, noyant toutes les couleurs - même l’herbe semblait grise. Il avança sur une pointe que les vagues, brisées par des récifs, ne battaient plus que de leur écume. Du rocher où il s’appuyait, il les vit passer au loin, brouillés dans la brume d’Ouessant, Nicolas, François et sa femme, puis les jumeaux et Ariane, enfin Pierre et Anne, chaque groupe à une trentaine de mètres derrière l’autre, défilant d’une démarche lente, étouffée ainsi que des souvenirs. Ils étaient trop loin, à présent, pour qu’il pût les rejoindre avant qu’ils ne disparussent de l’autre côté de la pointe; s’il criait, le vent emporterait son cri  et les gestes qu’il aurait pu faire pour les appeler, personne ne tournerait la tête pour les voir.
Ils disparurent.



Les Proscrits de Victor Sjöström (Merci Florian!)




Au loin, par deux fois, la bouée du CreaCh hurla. Rien ne bougeait sur la lande, que les formes floues de quelques moutons. Olivier resta plusieurs minutes immobile, face au vent, les mains enfoncées dans les poches de son suroît jaune. La tête un peu rejetée en arrière, seul au-dessus des arènes de la mer, il regardait charger les vagues.

De nouveau il entendit la bouée ― deux coups prolongés qui ne ressemblaient pas à une plainte, mais au hurlement inexpressif d’un sourd-muet ou d’un idiot. Les autres aussi, sur d’autres rochers, l’entendaient. Nicolas tournait vers la bouée son mufle endolori, criant « voilà, j’arrive », Ariane et les jumeaux riaient tandis qu’un peu plus loin François, sa moustache rousse au vent, deux flammes rousses furetant dans ses yeux de rat, entourait l’épaule de sa femme comme pour la protéger du bruit.


À quoi bon les rejoindre ? Qui l’attendait ? Il était seul. Simplement, la présence des autres, leurs questions et leurs cris lui dissimulaient parfois sa solitude, formaient entre elle et lui comme un écran dont il éprouvait à cet instant la transparence et l’irréalité. Une force douloureuse le traversa, il pivota lentement sur lui-même ― les rochers déchiquetés, noirâtres, le phare lointain, la lande noyée, les moutons, les rochers ― et il lui sembla faire d’un seul regard le tour de toute la terre. « Personne n’existe », murmura-t-il.


Jean-René Huguenin, La Côte sauvage
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