lundi 29 juillet 2013

Gadenne

 L'enfer,  la voix des autres ????


Nostalghia de Tarkovski



Ainsi l'homme se regarde et prend conscience de ce qu'il est : criminel. Il ne sait plus si c'est le visage d'Abel ou le sien qu'il contemple dans cette eau si dense, si impitoyablement immobile. A moins que ? Il a envie de courir vers l'endroit où il a laissé Abel, de revoir ce jeune front si pur sous ses boucles, - et moi j'ai ce front-là cette  courbe de la joue, cette bouche sinueuse, ce pli au-dessus de la lèvre. Un peu moins jeune. O visage de mon frère qui savait exprimer tant de choses, chaleur fraternelle, chair amie où ma mère prétendait retrouver l'image de son Seigneur. Une odeur le chasse en avant; ce chef-d'oeuvre est en train d'apprendre la corruption, quelque part, derrière une touffe d'hibiscus. Et j'ai fait cela, c'est moi qui. Comme si ce n'était pas assez que cette menace de la mort fût suspendue sur nous, comme si je ne pouvais pas attendre. C'est cela qui m'énervait aussi : toujours entendre parler de la mort, quand nous étions réunis le soir, autour du feu; ils n'avaient plus que ce mot à la bouche, et comment ce sera, et comment ça arrivera, et. Ils ne vivaient plus, depuis qu'ils avaient cette idée dans la tête. Tous ces sacrifices qu'ils faisaient, les rites, les offrandes, c'était pour éloigner la mort, pour prier le Seigneur d'avoir pitié, de les laisser vivre; d'augmenter le plus qu'il pourrait la durée de leurs jours, et au-delà encore. Et dans notre enfance, dès qu'Abel sortait, c'était une comédie : n'allait-il pas se blesser avec ces instruments qu'il avait fallu inventer pour travailler la terre, n'allait-il pas tomber dans un puits, rencontrer une bête, il y avait tant de serpents dans les alentours; depuis quelques temps ils étaient devenus vindicatifs. D'ailleurs la vindicte sortait de partout : voici que les ronces avaient des épines. Je me demande si on s'était posé tant de questions à mon propos. C'est possible, je n'en sais rien; mais c'est un fait que, depuis quelques temps, j'étais bon pour toutes les corvées. C'est drôle de voir grandir un petit d'homme. On n'avait pas peur que je me blesse, moi, que je me foule le pied, qu'un accident raccourcisse ma durée. Mais tout cela n'était rien, ce n'est pas cela qui m'exaspérait tellement, non, c'était de les entendre parler, à voix basse, avec des chuchotements, et ces signes qu'ils avaient inventés pour prier. Cela ne pouvait plus durer. J'ai beau être grand, être fort, plus rien n'est bon avec cette pensée -là : il fallait nous délivrer de la peur, faire un geste. 

Paul Gadenne, La plage de Scheveningen 

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