dimanche 27 janvier 2013

Lionel-Edouard Martin,



L'Arbre de pluie s'étoile....

Je te salue grand arbre
après la pluie d’orage,
enfant nouveau, lavé
de parole et de cris :

la brise maternelle
t’apprendra d’autres langues
que ces remous d’argile
montés jusqu’à ta bouche

avec les mots des morts –
tout cela qui s’écoule
en rivière de boue
vers le plus bas des mers :

d’autres langues, solaires,
feuilles vastes et vertes
et qui tirent du ciel
leur source et leur lumière –

des langues angéliques
baptisées par le feu,
langues nouvelles, fruits
mûrs sans chute annoncée,

qu’éventeront les brises
aux gorges du feuillage
en respiration large
animée d’oiseaux tristes

de n’être pas des anges
investis de bleu tendre,
mais de simples oiseaux
miraculés de l’aube,

simples oiseaux mortels
sans langage absolu –
sans commune mesure
avec cette parole

dictée à voix de mère
au plus pur de l’arbuste,
hermétique à l’averse
et aux voix dans l’humus


The Tree of life de Malick
–– 2 —
De cet arbre, je ne sais pas le nom,
l’appeler de noms de chiens est inutile
– il ne vient pas, reste debout, vague immobile
dans l’instant de sa pétrifaction,

Fossile et plein de vie, plein de cette
voix des morts qui remonte avec la houille
jusqu’à la hampe des squelettes
ossifiés sur les branches bredouilles.

Ah, qu’un souffle y pose le gibier,
la bête sourde, aveugle, de la mort –
mes chiens iront, mes mots, humer
la trace noire des vieux corps.

–– 3 —
Crécelle est l’arbre sec
remueur de gousses dans la brise ;
la graine au sol attise les becs
des oiseaux affamés de cris.

Ce qu’ils prennent ? – cette envie
de grammaire et de vocabulaire ;
je peux bien leur offrir la croûte et la mie –
de l’os de seiche et du millet, qu’ont-ils à faire ?

C’est de parole d’arbres qu’ils ont faim,
de sève alourdie de voix mortes,
le blé mal éteint
n’incendie dans leur poitrine aucune aorte.

Cet arbre seul étonné de musique
leur donne à picorer le chant,
leur coule dans le cœur la portée mélodique
et la boucle du sang.

L’air tout chargé d’ailes
alors souffle sur les astres –
j’entends dire aux étoiles
une houle de phrases.



–– 4 —
Bien sûr on doit pouvoir entrer dans le tronc,
disputer à l’écureuil un peu d’espace,
aller sous l’écorce et le rond
chant des branches tourné dans l’air immense.

Rien de bien difficile, en fait, il suffit
de mourir : alors la chair de l’arbre
nous devient perméable et lie
notre absence à la nuit martelée d’orages.

–– 5 —
Heureux les mots qui ne pourrissent pas,
mes vieilles sont en noir dans la terre
leur parole est dans l’arbre et dans l’étoile
avec le feu de leurs paupières.

Leur regard bleu – moins océan que ciel –
nomme les choses d’ici-bas –
disant l’immatérielle
muette beauté du pas :

Non pas la marche mais l’absence
le terrible creux de mort,
le silence
des bouches tendues vers le dehors

Criant avec l’ageasse
pour recréer le monde
à leur image et ressemblance
comme à la vie est pareille l’amande.

Ô cri dans le noyau sans écorce
– disons nuit si la mort est obscure –
leurs mots bien vivants s’efforcent
d’ouvrir mes blessures :

Langage qui saigne à la proue, rouge-gorge
épanoui sur le cœur du vent –
j’entends parler dans le maïs et l’orge
mes très morts, mes très vivants.

Lionel-Edouard Martin, Le nom de l’arbre après la pluie 
(in Avènement des ponts, éd. Tarabuste)

Jack London


La solitude des eaux mortes....


Fargo des Frères Cohen



Une haute forêt de sapins, sombre et oppressante, disputait son lit au fleuve gelé. Dépouillés de leur linceul de neige par une récente tempête, les arbres se pressaient les uns contre les autres, noirs et menaçants dans la lumière blafarde du crépuscule. Le paysage morne, infiniment désolé, qui s'étendait jusqu'à l'horizon était au-delà de la tristesse humaine. Mais du fond de son effrayante solitude montait un grand rire silencieux, plus terrifiant que le désespoir -- le rire tragique du Sphinx, le rictus glacial de l'hiver, la joie mauvaise, féroce d'une puissance sans limites. Là, l'éternité, dans son immense et insaisissable sagesse, se moquait de la vie et de ses vains efforts. Là s'étendait le Wild, le Wild sauvage, gelé jusqu'aux entrailles, des terres du Grand Nord

Jack London.Croc-Blanc

Oscar V. de L. Milosz


Il faut vivre au-delà des eaux troubles....


Et surtout que...


The Faithful  Heart de Jean Epstein 


— Et surtout que Demain n’apprenne pas où je suis- 

Les bois, les bois sont pleins de baies noires —
Ta voix est comme un son de lune dans le vieux puits
Où l’écho, l’écho de juin vient boire.



Et que nul ne prononce mon nom là-bas, en rêve,
Les temps, les temps sont bien accomplis —
Comme un tout petit arbre souffrant de prime sève
Est ta blancheur en robe sans pli.

Et que les ronces se referment derrière nous,

Car j’ai peur, car j’ai peur du retour.
Les grandes fleurs blanches caressent tes doux genoux
Et l’ombre, et l’ombre est pâle d’amour.

Et ne dis pas à l’eau de la forêt qui je suis ;

Mon nom, mon nom est tellement mort.
Tes yeux ont la couleur des jeunes pluies,
Des jeunes pluies sur l’étang qui dort.

Et ne raconte rien au vent du vieux cimetière.

Il pourrait m’ordonner de le suivre.
Ta chevelure sent l’été, la lune et la terre.
Il faut vivre, vivre, rien que vivre.                                          Oscar V. de L. Milosz

samedi 26 janvier 2013

Franck Venaille.


Crucifiés des crues !


  1.  L'eau Toute l'eau L'eau encore elle L'eau de
    toujours suffira-t-elle cette eau à laver le

    marcheur de ses fautes ? Dans un calme propre-
    ment effrayant Le ciel et l'eau ne me dites pas

    qu'ils vont s'absorber ! Que l'un et l'autre vont
    copuler et, d'extase, se retourner, se vautrer, faire

    pleuvoir ! Tout est si calme On n'entend que les
    ...
    pas du marcheur à l'idée fixe : toute cette eau y
    parviendra-t-elle ?

    Du vaste paysage autrefois immergé 



    L'Etang tragique de Renoir


    S'élève une plainte dont nul ne connaît l'origine

    Exprime-t-elle ce que les hommes nomment : la
    Douleur ? Dit-elle ce, qu'à eux-mêmes, se cachent

    Les peupliers serrés comme autant de frères au-
    Tour de la dépouille du père Et qui geignent !

    Disant l'angoisse ancestrale des pays plats
    devant la montée de l'eau Ah ! Tous ces arbres

    Dressés à l'intérieur même du fleuve Que je ne
    sais pas voir mais dont je sens la solitude

    Tels les grands crucifiés à l'angle des plaines !"


    Franck Venaille. La descente de l'Escaut

E. A POE


Gouffre ou Eden, les profondeurs du Lac !


Bienvenue Mister Chance d'Hal Ashby



Le Lac

Au printemps de mes ans je reçus le partage
De hanter ici-bas un lieu du vaste monde
Que je ne pouvais pas moins aimer que mon âge —
Tant séduisante était la tristesse profonde
D’un lac sombre, encerclé de rochers ténébreux
Et de grands pins, comme des tours jusques aux cieux.
Mais quand la Nuit avait jeté sa lourde cape
Sur ces régions sans étapes,
Lorsque passait le vent mystique
Murmurant sa douce musique —
Alors — alors j’entrouvrais ma paupière
Sur la terreur de ce lac solitaire.
Car cette horreur n’était point de la peur,
Mais bien délices lumineuses —
Le sentiment dont une mine précieuse
Ne pourrait enseigner ou séduire mon cœur —
Ni l’Amour — quand l’Amour serait le tien, ma sœur.
La Mort veillait au fond de l’onde empoisonnée.
Et dans son gouffre un sépulcre béant
Attendait qui viendrait, volonté forcenée
S’y consoler de pensers solitaires —
Cet exilé dont l’âme oserait faire
Un Eden de ce lac troublant.


E. A POE, Poèmes.

Lorine Niedecker



Tout retourne à la source...





La Nuit du chasseur de Laughton


O ma vie flottante

 Pour les choses Ne garde pas d’amour 
Jette les choses 
 dans le flot
 détruites
 par les flots 
 N’achète rien de nouveau ―
 à la fin c’est tout un ―
 eau 

Lorine Niedecker



Didier Manyach,


La fluidité lucide de l'Instant

APU TRILOGY de Satyajit Ray




Je voudrais dire la Cité mythique après sept jours de
marche entre ciel et terre. Puis cette solitude dans
la brousse proche, il y a quelques années de cela, en
suivant les baobabs, comme des ponts de lumière, pen-
dant que les femmes revenaient en courant sur le sentier
boueux. Je voudrais dire le monde de l’Origine comme un
placenta enterré dans la forêt, là-bas ... à quelques mètres
de moi, comme un marigot sous l’orage.
______________
Là-bas au monde de l’Origine, choses, plantes, animaux,
hommes et dieux sont proches. Le chapeau y tient le même
langage que le porc ... !
______________
L’Homme traverse la grande rivière et tous les enfants du
champ, avec la mère, l’accompagnent jusqu’au fleuve ... Il
retrouve le placenta disparu...
C’était la saison des pluies. Le pilon des femmes cognait
le ciel. Je me rapprochais, pas à pas, de la cité mythique.
______________
Lambeaux, reflets, lumières, bois flottés, cadavres,
images folles, maladies du monde autre que je voyais passer
de l’autre côté du fleuve en cru, s’en aller comme le sang
d’une mauvaise couche ...(Togo 91)

Didier Manyach,  SOUS LES PLUIES DE MANGUES...