La Voix plurielle d'Orphée....
Par Sylvie Besson
Les pensées d'Orphée sont toujours ses pensées elles-mêmes, plus l' individualité autre du poète, ce qui donne un résultat tellement complexe qu’il semble impossible de le décomposer en facteurs, l’aspect le plus voyant de l’inspiration se déployant dans des révélations, la voix demeurant celle qui concerne l’écrivain et la mort, ou ce qui est le commencement de la mort . C’est au-dessus de cette mort et dans la Nuit qu’un poète marche, c’est pour cet exercice de funambule qu’on traite son art d’arlequinades sans en saisir l’inquiétante posture,essayant de limiter exactement le profil d’une idée, de cerner des fantômes, de trouver les contours du vide. Par conséquent, tout poète ouvre une brèche sur ce qui l’effraie, le hante ou ne le regarde pas dans l’immédiat ; la conscience s'égare parmi les choses de la mort, et devient elle-même une présence presque palpable. Elle tend encore à une certaine finalité, mais elle la réalise dans l’épaisseur d’un esprit où le poète éprouve des difficultés à se reconnaître, étranger à lui-même et à l’autre. C’est là le rêve angoissant de la conscience tragique, elle veut sortir d’elle-même, et elle n’en peut sortir qu’en se rendant visible et soumise parfois à des « enfantillages, l'envers invisible de la beauté en impose aux personnes qui ne distinguent que l’endroit . C’est ainsi que les oeuvres sont nées d’un besoin indéterminé de s’exprimer, du besoin indéterminé de donner corps à leurs propres démons informes et irrésolus, et de faciliter en même temps la floraison desdites pensées et frémissements en établissant des points de référence concrets, c’est-à-dire des bases pour la méditation et le songe que seule une Voix originelle peut donner .
Cette dédramatisation souligne le caractère obsessionnel d’une « Présence » que le poète épouse, par crainte qu’elle ne sorte de lui-même pour l’enfermer à clef . Le poète devient le gardien de ses propres désirs, semblable aux « veilleurs d’âme » qui hantent son œuvre, il se doit de maîtriser le temps de son repos afin d’approcher ou de rencontrer la mort. Il faut enfermer en soi le spectre de la mort, hypnos et thanatos, fils de la nuit et frère du sommeil, saisir les enjeux du temps suspendu qui masquent l’essentiel de ce qu’il faut voir. Si le sommeil de la raison engendre des rêves macabres, l’imagination féconde et rigoureuse ne perd en rien de son pouvoir. L’enchaînement de figures inquiétantes, né autant de l'éveil que du sommeil, confère à l’esprit créateur, l’apparence d’une spirale, sans début ni fin, éternellement décentrée, instable et vertigineuse .
Cette vision en spirale du poète traduit dans l’espace l’éloignement de toute identité et la présence absolue de la Mort. Le poème devient le lieu scénique mortifère dès lors que le poète entre en état d’hypnose ou d'extase. Ainsi, la Voix impose une présence insolite ; l’artiste la suit au rythme du rêve, et le retour au réel ne peut se faire que dans la souffrance et l’impuissance .Le poète tente de vaincre les malices de ce faux rêve afin d’accéder à un état de plénitude , mais son aspiration l’entraîne toujours à suivre les détours qu’empreinte une Voix, métissée d’éternité, d’enchantement et d’humanité troublante. L’œuvre continue de se dérouler comme une spirale ; toujours le poète revient sur ses pas, toujours la voix lui fait traverser les mêmes lieux et le frôlement de la mort se fait entendre à chaque nouvelle apparition. Le poète craint de perdre ce fil ténu avec cette présence qu’il ne peut voir , seul celui qui veille sur lui-même, parvient à mettre en œuvre le rêve d'un possible chant. L’écriture recrée l'expérience mortifère en un rêve spéculaire. Reste que cette retranscription dit surtout l’inaptitude à tout restituer de cette rencontre avec le monde. Même dans le sommeil du veilleur, la mort garde son énigmatique pouvoir.
Peter Ibbetson d'Henry Hathaway |
Voilà pourquoi chaque expression, même la plus anodine, prend chez le poète un accent, un mouvement de vérité, voilà pourquoi aux termes techniques de l’autobiographie, le poète préfère toujours le mot métaphorique ou le calembour hautain, tendu vers les nuances plus précises de ses obsessions ou de son imaginaire. Le livre poétique par cette écriture du dedans, semble donc être consubstantiel à son auteur, c’est-à-dire né de ses angoisses du passé et destiné à n’être jamais achevé tant l’artiste croit à l’infini des rencontres et des sensations, aux possibles que lui offrent la terre et le ciel. La confession se transforme en un chassé-croisé entre le « connu » et « l’émotion ». Nous assistons, de cette manière, à l’élaboration tenue secrète d’une espèce de livre en mouvement, à l’image paradoxale du flux et reflux de la mer et de ses miroirs, de la voix et de sa musique.
En effet, rarement le poète est dans la fougue de qui s’est laissé emporter par ses souffrances, mais bien plus dans la position de celui qui marche en arrière, submergé par une inspiration venue d’ailleurs et d'ici. Le rôle de scribe semble fait pour celui qui, sans s’écarter des mondes invisibles, les absorbe ou se réfugie derrière le pouvoir visible du réel qui lui « dicte » ses écrits. Ainsi l’invisibilité n’est pas qu’une fantaisie de l’imaginaire, elle naîtrait outre la volonté du poète qui en expire plus ou moins adroitement des images précieuses et énigmatiques. En fait, la conscience se déclare étrangère à toute forme de désir. Il s’agit là sans doute de l’exemple le plus intéressant de ses oeuvres, dans ce costume du scribe si légèrement porté qu’il en devient transparent et qu’on finit par voir bouger en dessous l’homme en quête de lui-même et de l’enracinement de son lyrisme. Et si cette sorte de fidélité au masque ludique constitue les plus fortes limites du visage poétique, il lui procure une aisance de mouvement et une facilité d’approfondissement que ne lui aurait pas permis la ligne trop visible de l’autobiographie traditionnelle ou de l’inspiration canonique.
Ce faisant, le rythme de sa pensée n’est-elle pas tout entière dans ce passage entre le sommeil équivoque du dormeur et le vivace réveil de la consciene, laquelle après avoir jeté son éclair de lumière fai, ou non,t retomber le poète de nouveau dans la pesanteur du monde ?
Cette conception particulière de la poésie prisonnière de son intériorité constitue un pilier des schèmes de l’invisibilité, dans cette réalité autre que supporte la conscience du poète. Ses autoportraits dessinés, tête penchée et légèrement posée sur la main, face allongée et songeuse, plume en l’air, feuille vierge de toute écriture, désordre des mots qui encerclent l’esprit, contribuent à dessiner l’imagerie du poète inactif, fixant un lointain invisible, le regard lui faisant parfois défaut, sans le moindre espoir de seconde vue. Visiblement, le poète dit sa mélancolie, sous les signes indéchiffrables de l’Obscur.
Mais toutes les réalités recommencent grâce à la voix d' Orphée, le poète glisse habilement de Saturne à la Lune, les astres de la Nuit cherchant un rai de lumière qui rendrait son costume bien plus lumineux.
Sylvie Besson
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