jeudi 28 février 2013

Ancet


L'ange vole mais, sur terre, rien ne bouge....


Le chat ferme les yeux. Dehors est un éblouissement obscur. Peu à peu je sombre dans un entre-deux sans paroles. Le fracas de l'hélicoptère invisible et le tronc du chêne appartiennent un instant au même monde. La brume les réunit et les efface. N'en reste qu'un silence et, noir sur blanc, une trace immobile. Comme un idéogramme privé de sens. Aveugle, j'avance sur le fil. Prêt à basculer. Mais rien ne bouge : ni le chat ni le chêne. Seul, dans la chaleur, le cordon du rideau et le souffle. Quant aux mains elles sont trop loin pour les sentir, perdues dans de menus travaux.



Macadam Cowboy de John Schlesinger
    - C'est l'heure.
    - De quoi ?
    - D'oublier l'heure.


Ancet, Chronique d'un égarement

Julien Green

 L'Ange fulgurant.....



All about Eve de Mankiewicz 

L’amour était en moi et autour de moi comme l’air que je respirais. Mais aux alentours de ma cinquième année, il dut y avoir comme une sorte de catastrophe dont le sens m’échappe. A un moment que je n’arrive pas à situer, je me retrouvai de nouveau assis devant ma fenêtre quand j’eus tout à coup la conscience d’exister. Tous les hommes ont connu cet instant singulier où l’on se sent brusquement séparé du reste du monde, par le fait qu’on est soi-même et non ce qui nous entoure. Je laisse aux spécialistes le soin d’expliquer ces choses où j’avoue ne pas voir très clair. Tout ce que je retiens est que, pour ma part, je sortis à ce moment-là d’un paradis. C’était l’heure symbolique où la première personne du singulier fait son entrée dans la vie humaine pour tenir jalousement le devant de la scène jusqu’au dernier soupir. Certes je fus heureux par la suite, mais non comme je le fus auparavant, dans l’Eden d’où nous sommes chassés par l’ange fulgurant qui s’appelle Moi .

, Journal 

Henry Miller


Loin des anges, "Le Démon" de l'écriture....



“Pourquoi n'essaies-tu pas d'écrire?”. Cette phrase n'avait cessé de me hanter tout le jour, revenant d'elle-même avec insistance

Ecrire (…) doit être un acte dépouillé de toute volonté. Le mot, semblable au courant des grands fonds, doit remonté à la surface, de sa propre impulsion. L'enfant n'a pas besoin d'écrire : il est innocent. Si l'homme écrit, c'est pour vomir le poison qu'il a accumulé en lui du fait de l'erreur foncière qu'il commet dans sa manière de vivre. Il cherche à reconquérir son innocence. Ses écrits n'ont d'autre effet que d'inoculer au monde le virus de ses désillusions. Je ne pense pas qu'il se trouverait un homme au monde pour noircir une feuille de papier, si nous avions le courage de vivre ce en quoi nous avons foi. L'inspiration est déviée dans son cours au sortir de la source. Si c'est un monde de vérité, de beauté et de magie que nous entendons créer, à quoi bon dresser des millions de mots entre nous-même et la réalité de ce monde ? Pourquoi remettre à plus tard l’acte – si ce n’est que, comme le reste de l’humanité, nous n’avons, au fond, d’autre ambition que la puissance, la gloire et le succès ? Les livres sont des actes morts, disait Balzac ; ce qui n’empêche qu’ayant perçu cette vérité, il livra délibérément l’ange au démon qui le possédait. 

Henry Miller, Sexus



Et en prime....


Les contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi


Côte à côte avec la race humaine, coule une autre race d'individus, les inhumains, la race des artistes qui, aiguillonnés par des impulsions inconnues, prennent la masse amorphe de l'humanité et, par la fièvre et le ferment qu'ils lui infusent, changent cette pâte détrempée en pain et le pain en vin et le vin en chansons. De ce compost mort et de ces scories inertes ils font lever un chant qui contamine. Je vois cette autre race d'individus mettre l'univers à sac, tourner tout sens dessus dessous, leurs pieds toujours pataugeant dans le sang et les larmes, leurs mains toujours vides, toujours essayant de saisir, d'agripper l'au-delà, le dieu hors d'atteinte : massacrant tout à leur portée afin de calmer le monstre qui ronge leurs parties vitales. Je vois que lorsqu'ils s'arrachent les cheveux de l'effort de comprendre, de saisir l'à-jamais inaccessible, je vois que lorsqu'ils mugissent comme des bêtes affolées et qu'ils éventrent de leurs griffes et de leurs cornes, je vois que c'est bien ainsi, et qu'il n'y a pas d'autre voie. Un homme qui appartient à cette race doit se dresser sur les sommets, le charabia à la bouche, et se déchirer les entrailles. C'est bien et c'est juste, parce qu'il le faut! Et tout ce qui reste en dehors de ce spectacle effrayant, tout ce qui est moins terrifiant, moins épouvantable, moins fou, moins délirant, moins contaminant, n'est pas de l'art. Tout le reste est contrefaçon. Le reste est humain. Le reste appartient à la vie et à l'absence de vie. 


Tropique du cancer.

RADIGUET



L'Ange enchainé....

Au front de bon élève, l’ange
 Lauré de fleurs surnaturelles.

Pour ne pas manquer ses calculs,
 Appliqué, il tire la langue,
 Tentant de suivre à cloche-pied,
 Au verger des quatre saisons,
 Le pointillé de leurs frontières.

La neige, est-ce bon à manger ?
 L’ange pillard en a tant mis
 Dans sa poche, à jamais il reste
 Parmi nous les forçats terrestres
 Que cette boule rive au sol,
 Faite en neige qu’on croit légère.



Les 400 coups de Truffaut


Sans cesse empêché dans son vol,
 Comme nous dans notre délire,
 Cet ange enchaîné bat des ailes,
 De ses amis implorant l’aide ;
 Aussitôt qu’il s’élève un peu,
 Retombe dans les marronniers,
 Où la gomme de leurs bourgeons
 S’accrochant à ses cheveux d’ange
 L’empêche à jamais de nier.

Croyez-vous que ce soit pour rien,
 Qu’au poirier le pépiniériste
 Laisse blettir ses belles poires ?
 C’est qu’on reconnaît le voleur,
 À la molle empreinte du doigt.

Mais Dieu examine les mains
 Des anges voleurs de framboises,
 Des assassins, chaque dimanche,
 Et dans les mains les plus sanglantes,
 Met des livres dorés sur tranches.

Dites ce que sont vos prisons,
 Demande l’ange par trop niais,
 Aux deux gendarmes l’emmenant
 Avec pièce à conviction,
 Dans le char des quatre saisons.

Raymond RADIGUET  "Les Joues en feu" 

mercredi 27 février 2013

Novalis



L'Ange se remplume.....


Tu as éveillé au plus profond de mon âme
Le noble instinct d’aller contempler le vaste monde
Avec ta main tu m’as confié ta flamme
Qui sûrement me porte à travers toutes les ondes.

Tes pressentiments t’ont fait veiller sur l’enfant
Et avec lui tu as parcouru de fabuleuses prairies
Tel l’archétype des femmes avec tendresse méditant
Tu as ému le cœur de l’adolescent à son plus haut désir.

Pourquoi suis-je enchaînée aux souffrances d’ici-bas ?
Ma vie et mon cœur ne sont-ils pas tiens pour l’Eternité ?
Et ton Amour n’abrite-t-il pas sur terre ce qui est mien ?

Je peux me consacrer au noble Art, grâce à toi
Car tu veux être la Muse, ma bien-aimée
Et de ma poésie en silence l’Ange gardien.


Peter Ibbetson d'Henry Hathaway





Dans d’éternelles transhumances
Nous salue le chant et son pouvoir secret
Qui bénit le pays pour que règne la paix ici-bas à jamais
Tandis qu’il nous donne un bain de jouvence.

C’est lui qui verse une lumière dans nos yeux
Qui a assigné pour nous un sens à chaque Art
Et qui enchante les cœurs joyeux ou las
Dans un recueillement ivre et miraculeux.

J’ai bu la vie à la source abondante de ton sein
Je ne fus tout ce que je suis que grâce à toi
Et j’ai pu montrer un visage serein.

Le sens sommeillait encore en moi du Saint des Saints
Alors je te vis tel un Ange planer sur moi
Et réveillé, je pris mon essor dans tes bras.


Novalis Poème extrait d'Heinrich von Ofterdingen

Trakl


L'aile bleue des anges !


L’automne sombre s’installe plein de fruits et d’abondance,
Éclat jauni des beaux jours d’été.
Un bleu pur sort d’une enveloppe flétrie ;
Le vol des oiseaux résonne de vieilles légendes.
Le vin est pressé, la douce quiétude
Les Moissons du ciel de Terrence Mallick
Emplie par la réponse ténue à des sombres questions.

Et, ici et là, une croix sur la colline désolée ;
Un troupeau se perd dans la forêt rousse.
Le nuage émigre au-dessus du miroir de l’étang ;
Le geste posé du paysan se repose.
Très doucement l’aile bleue du soir touche
Un toit de paille sèche, la terre noire.

Bientôt des étoiles nichent dans les sourcils de l’homme las ;
Dans les chambres glacées s’installe un décret silencieux
Et des anges sortent sans bruit des yeux bleus
Des amants, dont la souffrance se fait plus douce.
Le roseau murmure ; assaut d’une peur osseuse
Quand la rosée goutte, noire, des saules dépouillés

Trakl, traduit par Marc Petit et Jean-Claude Schneider

Hermann Hesse


Ange ou Amour ne sont que Fantômes....

 Là-bas
L'Aventure e Madame Muir de Mankiewicz

Là-bas, loin par-delà les monts,
Une pâle lune paresse
Et sous ses éternels rayons
Demeure ma morte jeunesse.
Là-bas, loin par-delà les monts,
Auprès du tombeau de la reine,
Mon amour mort, hâve, harassé,
Comme un fantôme se promène.
Là-bas, loin par-delà les monts,
Où sont les temples froids de pierre,
Devant mes dieux morts, dans le vent,
Errante, pleure une prière.

Hermann Hesse

Villiers de l'Isle Adam


"L'Ange" a les pieds sur terre.....


.... Le prêtre parut.
Le vieil ecclésiastique s'efforça de la calmer par des paroles de paix, d'oubli et de miséricorde.
- J'ai eu un amant!... murmurait Olympe, s'accusant ainsi de son déshonneur.
Elle omettait toutes les peccadilles, les murmures, les impatiences de sa vie. Cela, seulement, lui venait à l'esprit: c'était l'obsession. "Un amant! Pour le plaisir! Sans rien gagner!" Là était le crime.
Elle ne voulait pas atténuer sa faute en parlant de sa vie antérieure, jusque-là toujours pure et toute d'abnégation. Elle sentait bien que là elle était irréprochable. Mais cette honte, où elle succombait, d'avoir fidèlement gardé de l'amour à un jeune homme sans position et qui, suivant l'expression exacte et vengeresse de sa soeur, ne lui donnait pas un radis! Henriette, qui n'avait jamais failli, lui apparaissait comme dans une gloire. Elle se sentait condamnée et redoutait les foudres du souverain juge, vis-à-vis duquel elle pouvait se trouver face à face, d'un moment à l'autre.

Les Gens de Dublin de Huston
L'ecclésiastique, habitué à toutes les misères humaines, attribuait au délire certains points qui lui paraissaient inexplicables, - diffus même -, dans la confession d'Olympe. Il y eut là, peut-être, un quiproquo, certaines expressions de la pauvre enfant ayant rendu l'abbé rêveur, deux ou trois fois. Mais le repentir, le remords, étant le point unique dont il devait se préoccuper, peu importait le détail de la faute; la bonne volonté de la pénitente, sa douleur sincère suffisaient. Au moment donc où il allait élever la main pour absoudre, la porte s'ouvrit bruyamment: c'était Maxime, splendide, l'air heureux et rayonnant, la main pleine de quelques écus et de trois ou quatre napoléons qu'il faisait danser et sonner triomphalement. Sa famille s'était exécutée à l'occasion de ses examens: c'était pour ses inscriptions.
Olympe, sans remarquer d'abord cette significative circonstance atténuante, étendit, avec horreur, ses bras vers lui.
Maxime s'était arrêté, stupéfait de ce tableau.
- Courage, mon enfant!... murmura le prêtre, qui crut voir, dans le mouvement d'Olympe, un adieu définitif à l'objet d'une joie coupable et immodeste.
En réalité, c'était seulement le crime de ce jeune homme qu'elle repoussait, - et ce crime était de n'être pas "sérieux".
Mais au moment où l'auguste pardon descendait sur elle, un sourire céleste illumina ses traits innocents; le prêtre pensa qu'elle se sentait sauvée et que d'obscures visions séraphiques transparaissaient pour elle sur les mortelles ténèbres de la dernière heure. - Olympe, en effet, venait de voir, vaguement, les pièces du métal sacré reluire entre les doigts transfigurés de Maxime. Ce fut, seulement, alors, qu'elle sentit les effets salutaires des miséricordes suprêmes! Un voile se déchira. C'était le miracle! Par ce signe évident, elle se voyait pardonnée d'en haut, et rachetée.
Eblouie, la conscience apaisée, elle ferma les paupières comme pour se recueillir avant d'ouvrir ses ailes vers les bleus infinis. Puis ses lèvres s'entr'ouvrirent et son dernier souffle s'exhala, comme le parfum d'un lis, en murmurant ces paroles d'espérance: - "Il a éclairé!"

Fin de la nouvelle Les demoiselles de Bienfilâtre de 
Villiers de l'Isle Adam

mardi 26 février 2013

Jacques Ancet

Innommable est l'Ange du Néant ! 


Orphée de Cocteau

L’été vient de face comme un insoutenable regard. Dans le chêne, des morceaux de bleu qui bougent. Ou les feuilles, les yeux, comment savoir puisque tout se tient. On fume. On parle. Ce que je veux dire je ne le dis pas. Autre chose, toujours. Ces menus riens, mouches, pailles ou cris d’enfants. Et l’attente, là, quelque part entre gorge et ventre –– une sorte de vide que rien ne remplit, ni l’ombre, ni la lumière, ni les paroles, ni leur envers. Si je marche, quelqu’un marche avec moi, un peu en avant, il m’oblige à le suivre, à courir parfois. Si je dors, il traverse mon sommeil. Je crois savoir : erreur : je ne sais pas puisqu’il se réveille avant moi, brouille chacune de mes pensées, éclate de rire quand je suis sombre, me ferme la bouche quand je crie. Alors, comment ne pas être perdu même au milieu d’un jour sans histoire : lumière, silence et ciel trop bleu ? L’histoire, on le sait bien, est ailleurs. Pas là où l’on croit, en tout cas. Très loin, tout près, cancer invisible qu’on détecte toujours trop tard. D’un jour sur l’autre un avion ne cesse de passer comme si tout s’était arrêté ; gestes, ombres sur le sol, feuilles agitées par le vent, mouche et, sur l’écran l’interminable vertige d’une image sans futur.

Jacques Ancet

Pessoa


L'Homme qui voulait être un ange....


Aux dieux je demande seulement qu’ils m’accordent

De rien leur demander. La bonne fortune est un joug,

Etre heureux une oppression,

Car c’est un état trop défini.

Ni quiet ni inquiet, voilà comment je veux mon être calme

Pour dresser bien haut par-dessus ces lieux où les hommes

Tirent plaisirs ou douleurs.


Ange ivre de Kurosawa
Pessoa

Paul Celan



L'Ange à terre....


Sombre, l’œil : 
comme fenêtre de hutte. Il rassemble 
ce qui fut monde, reste monde : l’Est 
qui erre, ceux 
qui planent, les 
Hommes-et-les-Juifs, 
le peuple-des-nuées, magnétiquement, 
te hâle, terre, 
de ses doigts de coeur: 
tu viens, tu viens, 
demeure nous aurons; demeure, quelque chose 

_ un souffle ? un nom ? _ 

parcourt l’étendue orpheline, 
agile, massif, 



La Foule de King Vidor (merci Florian Poinot)



l’aile de 
l’ange, lourde d’invisible, au 
pied écorché, qu’amarre 
par le poids de sa tête 
la grêle noire qui 
tombait là-bas aussi, à Witebsk, 

_ et eux, qui la semaient, ils 
la rayent de 
leur griffe, mimétique, de poing blindé! _ 

quelque chose va, parcourt, 
quête, 
quête vers le bas, 
quête vers le haut, au loin, quête 
de l’œil, arrache 
Alpha du Centaure, Arcturus, arrache 
de surcroît le rayon, hors des tombes...

 Paul Celan, Extrait Fenêtre de Hutte

Vladimir Maïakovski



Maïakovski et les anges....le poète sur un

nuage !



Je dépose sur un nuage

la charge

de mes affaires

et de mon corps fatigué.

Endroit propice où je n’étais jamais venu avant.


J’examine les lieux.

ainsi
ce poli bien léché,

c’est donc cela le ciel que l’on nous vante


Arizona Dream d' Emir KUSTURICA


Nous verrons, nous verrons !


Ça étincelle,

ça scintille,

ça brille

et

cela bruit —

un nuage

ou bien

des esprits

qui glissent sans bruit.


« Si une belle jure un amour fidèle… »


Ici,

au firmament du ciel,

entendre la musique de Verdi ?

Par le jour d’un nuage,

je jette un œil —

les anges chantent.

Les anges vivent dignes,

fort dignes.


L’un d’eux se détache

et rompt aimablement

son silence somnolent :

« Alors,

Vladimir Vladimirovitch,

l’infini vous plaît-il ? »

Et moi de répondre aussi aimablement :

« Charmant, cet infini.

C’est un ravissement ! »


Vladimir Maïakovski, À pleine voix

lundi 25 février 2013

Jean Genet,


Un ange qui sanglote......


Le Miroir de Tarkovski

Le vent qui roule un coeur sur le pavé des cours,
Un ange qui sanglote accroché dans un arbre,
La colonne d'azur qu'entortille le marbre
Font ouvrir dans ma nuit des portes de secours.

Un pauvre oiseau qui meurt et le goût de la cendre,
Le souvenir d'un oeil endormi sur le mur,
Et ce poing douloureux qui menace l'azur
Font au creux de ma main ton visage descendre.

Jean Genet, le condamné à mort et autres poèmes

René Char


L'Ange est notre silence...


La femme au portrait de Lang


L'intelligence avec l'ange, notre primordial souci. 
  (Ange, ce qui, à l'intérieur de l'homme, tient à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s'évalue pas. Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l'impossible. Connaît le sang, ignore le céleste. Ange : la bougie qui se penche au nord du cœur.)

René Char, Feuillets d'Hypnos

Calaferte

L'Ange déchu est parmi nous !


Hors Satan de Dumont


Ne bougez plus d'un poil, ladies and gentlemen! C'est la minute! L'instant fatal! La fin promise! Les cavaliers déboulent l'avenue, chevaux écumants, brandissant le drapeau noir dans une tourmente de meurtres accumulés sur leur passage. Un gnome femelle, rabougri, va se camper en place publique, nu, accroupi, hurlant devant la foule terrorisée, les cuisses écartelées, obscène, le regard dilaté, tout entier recroquevillé sur le trou distendu de son sexe en gésine tenu au ras le sol, accouchant, déchiré, du long corps révulsé de l'Antéchrist prêchant aux hommes rassemblés, immobiles de stupeur, la révolte et la haine des jours derniers. Viendra la morsure de cette pluie de sel et de feu. Plaie noire de l'anéantissement. Dans la pesanteur étalée du silence, une fois le brasier apaisé, se soulèvera d'entre les morts un couple sans mémoire, épargné, hôtes fantomatiques de ces lieux arides, hébétés, gémissants, ne reconnaissant pas encore la délivrance de cette pauvreté sainte du dépouillement. Un couple écrasé de peur primitive, se rapprochant craintivement l'un de l'autre, joignant leurs corps brûlés et retrouvant la raison simple des gestes de la tendresse dans cette nouvelle sépulture de vie. Trop tard pour vous en tirer par une grimace de piété hypocrite! 

Calaferte, Septentrion

Essenine


La vie rêvée des anges ?


Horizons dorés et si flous !
 La vie brûle tous ses convives.
 Et j'ai fait le porc et le fou
 Pour que ma flamme soit plus vive.

Le poète griffe et caresse,
 C'est son destin et son devoir.


Biutiful de Alejandro Gonzalez Inarritu

   J'ai cherché à marier sans cesse
 La rose blanche au crapaud noir.

Et qu'importe que dans les flammes
 Mes desseins roses aient péri.
 Si des démons nichaient dans l'âme,
 Les anges y vivaient aussi.

L'Homme noir d' Essenine

Serge Rivron

La Chair de l'Archange...... Michaël !


Shame de Steve McQueen
   Claire : voilà un personnage digne de l'histoire de Michel !... L'étoffe d'une passion, la sienne en tout cas, et la première à ce jour. Il se souviendra toujours de leur première rencontre, la méprise qu'il a failli en faire... complètement passer à côté, perdu qu'il était dans ses préventions, à force de fréquenter les poupées à 300 balles des peep-show. Il ne l'avait pas senti, mais il commençait salement à s'installer dans des jouissances tellement de masturbé, qu'il n'imaginait plus de ne pas les payer, les filles... Des crises de possessions faciles, du salariat sans négociations, sans embauche... Du suivi pourquoi pas, des hiers ou des demains à la rigueur, quand ça pouvait renforcer le plaisir, mais surtout pas d'engagement, pas de durée... Vraiment personne en face… Sans s'en rendre compte. À porter, curieusement, un regard de plus en plus sévère, moral, sur toutes les autres en général, et même sur les salauds qui trompaient leurs épouses... il ne supportait plus... les mecs qui lui racontaient au boulot leurs coucheries adultères sans se gêner, en complicité veule de mâles ; les couples qu'il fréquentait en réceptions, tout beau dehors et l'aguicherie dans les poses à peine les premières bulles de champagne, les premiers flonflons du bal, chacun pour soi la chasse est ouverte ; les confessions des mal mariées qui se frottaient à lui quand l'éclairage tamise un slow... Vaste, irrépressible, insupportable écœurement du quotidien des années partouzes... 

Serge Rivron, La Chair

dimanche 24 février 2013

William Blake

Les Anges sont infernaux....


La Nuit du chasseur de Laughton



Tandis que je marchais parmi les flammes de l’Enfer, et faisais mes délices du ravissement du génie, que les Anges considèrent comme tourment et folie, je recueillis quelques-uns de leurs Proverbes ; car de même que les dictons en usage chez un peuple portent la marque du caractère de celui-ci, j’ai pensé que les Proverbes de l’Enfer manifestent la nature de la Sagesse Infernale, mieux qu’aucune description d’édifices ou de vêtements.

William Blake, le Mariage du Ciel et de l'Enfer

Frank Venaille


L'Ange incarné.....

ce
que je suis ?

Le héros de ma propre vie
ainsi
bien au-dessus de mes rêves
une femme dort dans la maison certaine

La rivière sans retour  de Preminger


sa respiration évoquant des froissements d'ailes
cela crée la vision pudique d'un corps blond re-
Couvert de plumes
le nu est dessous
il faut aller loin, le chercher loin, ce plaisir qui est le frère puîné de la joie
le chercher en-dessous
dans l'espace sonore
de la volupté
en ce lieu sombre & austère
placé
sous la surveillance murale
du
crucifié splendide

Frank Venaille

Elisa Biagini


Mains angéliques !?


DEUX MAINS



Les Innocents de Clayton

La mer apporta une main, 
ignorante comme un sou,
 corrodée par le sel de sa mère,
 rendue muette par le silence des poissons.
 Elle arriva rapide sur l’autel de la mer
 et Dieu la saisit de Son Verbe
 et il l’appela homme.
 L’autre main monta à la surface 
et Dieu l’appela femme.
 Les mains applaudirent.
 Et ceci n’était pas un péché.
 C’était comme cela devait être.

Je les vois sillonnant les rues :
 Levi se plaint de son matelas
 Sarah scrute un cafard
 Mandrake tient dans la main une tasse de café
 Sally joue du tambour lors d’une partie de football
 John ferme les yeux de la femme à l’agonie
 il y en a qui sont en prison,
 et même dans la prison de leur corps,
 comme le Christ fut prisonnier de Son corps
 avant que le triomphe advint.

Déliez-vous, mains,
 vous angéliques lacis,
 déliez-vous comme le ressort d’une sauterelle
 unissez-vous en forme de coupe et emplissez-vous de soleil :
 et maintenant, applaudissements, monde,
 applaudissements.

 Elisa Biagini  Traduction Angèle Paoli

Thomas Mann,



Le visage "angélique" de la Beauté : Le Désir et la Mort !




Il lui semblait pour ainsi dire qu’il était là pour protéger le repos de l’enfant, que tout en s’occupant de ses propres affaires il devait garder avec une infatigable vigilance l’idéal de belle humanité qui se trouvait sur sa droite, non loin de lui. Et son cœur était rempli et agité d’une tendresse paternelle, de l’inclination émue de celui dont le génie se dévoue à créer la beauté envers celui qui la possède. 

Thomas Mann, extrait de La Mort à Venise




Mort à Venise de Visconti






Mort à Venise de Visconti
  Aschenbach ne comprenait pas un mot de ce qu’il disait, peut-être les choses les plus banales du monde ; mais cela faisait une tendre et vague mélodie à son oreille.
 Ainsi parce que l’enfant parlait une langue étrangère, sa parole revêtait la dignité de la musique ; un soleil glorieux répandait une somptueuse lumière sur lui et la sublime perspective de la mer formait toujours le fond du tableau et en faisait ressortir la beauté.

Thomas Mann, extrait de La Mort à venise

Pier Paolo Pasolini


L'Ange reste à jamais invisible !


Mystère

Tous les matins du monde de Corneau
J’ose lever les yeux
sur les cimes sèches des arbres,
vers le Seigneur invisible, mais sa lumière
ne cesse de briller immense.


De toutes les choses que je sais
une seule m’est présente au cœur :
je suis jeune, vivant, abandonné,
corps de désir consumé.


 Je m’arrête un moment sur l’herbe
de la rive, entre les arbres nus,
puis je marche, j’avance sous les nuages

Pier Paolo Pasolini

Hölderlin


Les ailes de la mort !



Ordet de Dreyer



 Les bords du Gange entendirent le triomphe

Du dieu de Joie, quand de l’Indus, en conquérant,

Vint le jeune Bacchus arrachant du sommeil

Les peuples, avec le vin sacré.



Et toi Ange du jour n’éveilles tu pas

Ceux qui dorment encore ? Donne les lois, donne-nous

La  vie et le triomphe, Maître qui seul

As droit de conquête, comme Bacchus ! 

 Hölderlin,  Vocation de poète.

Bernanos


Le monde est-il plein d'Anges ?????


Les Autres de Alejandro Amenábar

 - Travaille, fais de petites choses, a-t-il dit, en attendant, au jour le jour. Applique-toi bien ; Rappelle-toi l'écolier penché sur sa page d'écriture, et qui tire la langue. Voilà comment le curé souhaite nous voir, lorsqu'il nous abandonne à nos propres forces. Les petites choses n'ont l'air de rien, mais elles donnent la paix. C'est comme les fleurs des champs, vois-tu. On les croit sans parfum, et toutes ensembles, elles embaument. La prière des petites choses est innocente. Dans chaque petite chose, il y a un Ange. Est-ce que tu pries les Anges ?

-mon Dieu, oui... bien sûr. »

- On ne prie pas assez les Anges. Ils font un peu peur aux théologiens, rapport à de vieilles hérésies des Eglises d'Orient, une peur nerveuse, quoi ! Le monde est plein d'Anges.

Et la Sainte Vierge, est-ce que tu pries la Sainte Vierge?

-         « Par exemple ! »

-         La pries-tu comme il faut, la pries-tu bien?

Elle est notre mère, c'est entendu. Elle est la mère du genre humain, la nouvelle Eve. Mais elle est aussi sa fille.

L'ancien monde, le douloureux monde, le monde d'avant la grâce l'a bercée longtemps sur son cœur désolé -des siècles et des siècles- dans l'attente obscure, incompréhensible d'une "virgo genitrix"...

Des siècles et des siècles, il a protégé de ses vieilles mains chargées de crimes, ses lourdes mains, la petite fille merveilleuse dont il ne savait même pas le nom.

Une petite fille, cette reine des anges! Et elle l'est restée, ne l'oublie pas!...

Bernanos, Le journal d'un curé de campagne

Pirotte



Ange noir ou Ange radieux......

Messe noire

Ange noir Ange radieux
 montre-nous les cieux
 je suis la sainte aux yeux bleus
 mais tu n’es pas dieu


Le Narcisse noir de Powell

je suis la petite soeur
des pauvres buveurs
je manoeuvre l’ascenseur
 sans haine et sans peur

tu iras au paradis
si je veux jeudi
tu jeûneras vendredi
 si je te le dis

mais dimanche tu
verras les enfers
dans la cave du
cabaret d’Hilaire

Jean-Claude Pirotte

Reverdy Cercle 13


                                         Cercle 13 

   A bout de souffle, l'Ange noir abandonne son ombre.....




Le septième sceau de Bergmann



  Un Homme fini


 Le soir, il promène, à travers la pluie et le danger nocturne, son ombre informe et tout ce qui l’a fait amer.
   À la première rencontre, il tremble — où se réfugier contre le désespoir ?
   Une foule rôde dans le vent qui torture les branches, et le Maître du ciel le suit d’un œil terrible.
   Une enseigne grince — la peur. Une porte bouge et le volet d’en haut claque contre le mur ; il court et les ailes qui emportaient l’ange noir l’abandonnent.

                   The Barber des Frères Cohen


 Et puis, dans les couloirs sans fin, dans les champs désolés de la nuit, dans les limites sombres où se heurte l’esprit, les voix imprévues traversent les cloisons, les idées mal bâties chancellent, les cloches de la mort équivoque résonnent.

Reverdy

mercredi 20 février 2013

Antonin Artaud


L'Ombre est déjà en nous...



Invocation à la Momie

Ces narines d’os et de peau
 par où commencent les ténèbres
 de l’absolu, et la peinture de ces lèvres
 que tu fermes comme un rideau

Et cet or que te glisse en rêve
 la vie qui te dépouille d’os,
 et les fleurs de ce regard faux
 par où tu rejoins la lumière

Rashomon de Kurosawa.

Momie, et ces mains de fuseaux
 pour te retourner les entrailles,
 ces mains où l’ombre épouvantable
 prend la figure d’un oiseau

Tout cela dont s’orne la mort
 comme d’un rite aléatoire,
 ce papotage d’ombres, et l’or
 où nagent tes entrailles noires

C’est par là que je te rejoins,
 par la route calcinée des veines,
 et ton or est comme ma peine
 le pire et le plus sûr témoin.

Antonin Artaud

mardi 19 février 2013

Dostoïevski

Le rêveur reste dans l'Ombre!



Le Baiser du tueur de Kubrick

Un rêveur n’est pas un homme, c’est un être neutre ; il vit dans une ombre perpétuelle comme s’il se cachait même du jour ; il s’incruste dans son trou comme un escargot, ou plutôt il ressemble davantage encore à la tortue, qu’en pensez-vous ? Pourquoi aime-t-il tant ses quatre murs, qui de toute rigueur doivent être peints en vert, enfumés et tristes ? Pourquoi cet homme ridicule, si quelqu’un de ses rares amis vient le voir (et il finit par n’en plus avoir du tout), le reçoit-il avec tant d’embarras ? tant de jeux de physionomie ? Comme s’il venait de faire un crime ? comme s’il fabriquait de la fausse monnaie ou des vers qu’il va envoyer à un journal avec une lettre anonyme attestant que le poète est mort et qu’un de ses amis considère comme un devoir sacré de publier ses œuvres ? Pourquoi, dites-le-moi, Nastenka ! les divers interlocuteurs qui se sont rassemblés chez notre rêveur ne parviennent-ils pas à engager la conversation ? Pourquoi ni rires ni plaisanteries ? Ailleurs pourtant et dans d’autres occasions, il ne dédaigne ni le rire, ni la plaisanterie, à propos du beau sexe, ou sur n’importe quel autre thème aussi gai. Pourquoi enfin l’ami, dès cette première visite, – d’ailleurs il n’y en aura pas deux, – cet ami, une connaissance récente, s’embarrasse-t-il, se guinde-t-il tant après ses premières saillies (s’il en trouve) en regardant le visage défait du maître du logis, qui finit lui-même par perdre tout à fait la carte après des efforts énormes mais vains pour animer la conversation, montrer du savoir-vivre, parler du beau sexe aussi, et, par toutes ces concessions, plaire au pauvre garçon qui lui fait visite par erreur ? Pourquoi enfin le visiteur se lève-t-il tout à coup, se rappelant une affaire urgente, et prend-il son chapeau après un salut désagréable, et retire-t-il avec tant de peine sa main de l’étreinte chaude du maître qui tâche de lui témoigner par cette étreinte silencieuse un repentir inexplicable ? Pourquoi, une fois dehors, l’ami rit-il aux éclats et se jure-t-il de ne jamais remettre les pieds chez cet homme étrange, un bon garçon pourtant, mais dont il ne peut s’empêcher de comparer la physionomie à la mine de ce malheureux petit chat fripé, tourmenté par les enfants, qui tout à l’heure est venu se blottir sous la chaise, – c’était alors celle du visiteur – et dans l’ombre, avec ses deux petites pattes a longuement débarbouillé et lustré son petit museau et, longtemps encore après, regardait avec ressentiment la nature et la vie...

Fiodor Dostoïevski, Le Nuits Blanches

Extrait d’un acte de colloque sur Reverdy./Besson



L'ombre du miroir...




Extrait d’un acte de colloque sur Reverdy.

Sylvie Besson.


Le Montreur d'Ombres d'Artur Robison (Merci à Florian Poinot pour cette image!)


L’ombre  du miroir chez Reverdy ou la structure orphique des œuvres
 par Sylvie Besson.


      L’ombre orphique de Reverdy n’est pas que ténèbres, cette ombre peut exalter l’Invisible et garantir une présence lumineuse au monde. En ce sens l’ombre que génère le miroir est métaphore d’une protection, et il est alors plus facile pour le poète d’identifier son reflet que son ombre. Il s’agit de connaître la valeur de toute chose créée par ces jeux du miroir, lesquels permettent de regarder la lumière en face.
   Lumière et ombre miroitantes ne sont donc pas les symboles d’une vérité surnaturelle, mais toujours et encore les manifestations d’une appréhension d’un monde à restituer. Le caractère intensément dramatique traduit l’inquiétude d’un regard sur l’énigme du réel. Il faut pour le poète scruter ses ombres et les ombres des miroirs pour y trouver une possible forme. Seule la lutte entre ces opposés -miroir et son envers plus obscur- suscite la beauté du monde, le vers est ainsi le champ d’une rencontre, mais il est aussi l’agent d’un dépassement. Reverdy s’enchante seulement des jeux de miroirs lorsqu’il peut percevoir autre chose que lui-même, une ombre au-delà de lui, comme la brume d’une silhouette, la fluidité vaporeuse d’un décor, la naissance d’un univers sensible. L’ombre du poète, comme envers du miroir, rend visible un monde qui serait totalement noyé par la clarté. Sans l’ombre, la moitié du monde resterait invisible alors que le poète cherche à révéler ce non-visible par l’acuité de sa sensibilité à voir le réel autrement que par ce qu’il affiche. Cette perception correspond à la forme poétique qui ombre le plein jour de la langue quotidienne. Il ne faut surtout pas se laisser tromper par les images miroitantes du monde  reverdien qui sont autant de leurres puisque l’étendue infinie de l’univers est à explorer. L’ombre abolit la sécurité qu’a l’homme des choses perçues, le mystère demeure certes dans des endroits obscurs, mais l’effort que fait le poète pour plonger dans l’ombre des miroirs, le tire d’un sommeil profond : celui de l’aveuglement au réel. Saisir directement un objet ou une image borne cet objet ou cette image en une seule et même chose. Seuls les vers, se répandant comme de l’encre hors du poète,  appartiennent au monde des ombres, éclairant à la fois la vérité du monde et l’acte créateur :


Il y a là une ombre qui tremble
Le soir est à la vitre et baigne la maison
Je suis seul
Portrait de femme de Campion
Et le temps d’attendre
A noué l’heure et la saison

Plus rien ne me sépare à présent de la vie
Je ne veux plus dormir
Le rêve est sans valeur
Je ne veux plus savoir ce qui se passe
Ni savoir si je pense
Ni savoir qui je suis
(La Cloche Cœur)

   La musicalité des vers voisine avec des images inédites, comme si la traversée des apparences donnait lieu à de vigoureuses créations, le regard est essentiel à la recomposition d’un visible assez insignifiant : images confuses, emmêlées, bouts de verre ombrés, vacuité des sensations, étrangetés du réel. En effet, le regard à l’abri de la lumière prête vie à des éléments flamboyants et atemporels, comme une inflexion sonore et visuelle sur fond de silence. La fragmentation du réel se construit sur des synesthésies susceptibles de dissiper tout malentendu poétique. Il existe grâce à ces jeux de clair-obscur une substance, une chair du langage que l’on peut manipuler pour qu’elle advienne autre chose. L’univers est moins déréalisé que rendu à sa propre hallucination, creuset d’une apothéose en devenir. Toutes les images associées au jeu d’’ombres   sont dans un rapport de déplacement, mais la largeur du spectre chromatique de Reverdy confirme l’idée d’un langage-matière qui s’oppose au réel pré-fabriqué, l’ombre est un moyen sensible et suffisamment visible pour exprimer le monde obscur que le poète porte en lui comme celui qu’il redécouvre à l’extérieur de lui-même. Bien que ventilées dans le champ du poème, les images enténébrées, ombre et lumière à la fois, confèrent une unité organique aux choses, assurant l’adéquation d’une structure entre signifiant et signifié, unité préfigurant, sans doute, une modernité poétique. Comme une force explosive, le réel adopte une nouvelle attitude poétique, impliquant un refus de tout univers figé et pétrifiant. Le poète se voit en train de voir, ce réel remonte jusqu’à lui comme une mémoire en déshérence, en effet, il est question de monter toujours plus loin, pour se perdre dans la lumière, et retrouver, s’il se peut, une part de la beauté sacrée des origines et du silence :

Le soir couchant ferme une porte
Nous sommes au bord du chemin
Dans l’ombre
Près du ruisseau où tout se tient
Si c’est encore une lumière
La ligne part à l’infini
L’eau monte comme une poussière
Le silence ferme la nuit
(Sur le talus)


   Tout ce qui est vécu, paraît ici l’unique moyen d’oublier l’enfermement du monde en transfigurant le terrible ennui de la terre en une rencontre spirituelle. Le poète désire vivre ce monde qui l’a exclu, dans des résonances obscures et infinies,  il trouve une résolution dans le dépouillement, dans des figures de l’absence et de la mort qui sont le passage nécessaire au dévoilement de l’Invisible. Ne peut-on pas y lire les désignations métaphoriques de l’espace littéraire, comme les jalons d’une scène d’écriture où se joue le drame ontologique ? Le poète répond à son interrogation sur le réel, en un néant sonore et référentiel, l’épreuve lexicale permet de franchir l’infranchissable et de découvrir l’alchimie du monde. L’obscurité procure une ouverture sur l’infini. Il faut une transposition du positif en négatif, une forme poétique renouvelée, il s'agit de donner une dimension nouvelle, comparable à une fascination pour l’Inconnu alors que le Poète dit le monde en lui-même : 
    

On ne m’a rien donné
Tout est dépensé
Un pan de décor qui s’écroule
Dans la nuit

 ( la Lucarne ovale )



    Reverdy rejoint Bachelard qui montre que le poète, loin de prendre ses distances avec la réalité, l’ausculte grâce à l’ombre dans ses structures profondes. S’il existe un invisible qui rend la nuit habitable, l’inspiration appartient à cette nuit du marcheur. Il faut explorer un lieu où la mort et l’oubli ont leur place, et l’ombre toujours fuit et toujours précède :

La porte qui ne s’ouvre pas
La main qui passe
Au loin un verre qui se casse
La lampe fume
Les étincelles qui s’allument
Le ciel est plus noir
Sur les toits
Quelques animaux
Sans leur ombre
Un regard
Une tache sombre
La maison où l’on n’entre pas
(Nomade)



    Ce qui se révèle ne se livre pas forcément à la vue, mais se réfugie dans une invisibilité qui est une autre manière de se laisser voir, la révélation d’un tout disparu. L’ombre poétique est bien le substitut du reflet, c’est ce qui de l’objet, n’est pas susceptible de se donner en pleine lumière. L’objet meurt au visible tandis que l’ombre le fait resurgir dans une autre dimension : 

Les numéros qui sont dans ma tête commencent à tourner
Et l’allée s’allonge
L’ombre du mur d’en face s’allonge
Jusqu’au plafond
On entend venir quelqu’un qui ne se montre pas
On entend parler
On entend rire et on entend pleurer
Une ombre passe
Les mots qu’on dit derrière le volet sont une menace.
 (La Lucarne ovale )

     En cela, l’ombre reverdienne se livre dans son incomplétude, par cette lumière zébrée, frémissante, mouvante dont elle ravive la blessure. La descente des œuvres, dans leur structure spéculaire, prend sens dans cette perception orphique de l’ombre qui rappelle un réel oublié mais d’où résulte une possible renaissance.

Charulata de S Ray.

Sylvie Besson