dimanche 3 février 2013

Marcel Schwob

A la lueur des Miroirs.....

La petite marchande d'allumettes de Renoir

De son apparition
Je ne sais comment je parvins à travers une pluie obscure jusqu’à l’étrange étal qui m’apparut dans la nuit. J’ignore la ville et j’ignore l’année : je me souviens que la saison était pluvieuse, très pluvieuse.
Il est certain que dans ce même temps les hommes trouvèrent par les routes de petits enfants vagabonds qui refusaient de grandir. Des fillettes de sept ans implorèrent à genoux pour que leur âge restât immobile, et la puberté semblait déjà mortelle. Il y eut des processions blanchâtres sous le ciel livide, et de petites ombres à peine parlantes exhortèrent le peuple puéril. Rien n’était désiré par elles qu’une ignorance perpétuée. Elles souhaitaient se vouer à des jeux éternels. Elles désespéraient du travail de la vie. Tout n’était que passé pour elles.
En ces jours mornes, sous cette saison pluvieuse, très pluvieuse, j’aperçus les minces lumières filantes de la petite vendeuse de lampes.
Je m’approchai sous l’auvent, et la pluie me courut sur la nuque tandis que je penchais la tête.
Et je lui dis :
— Que vendez-vous donc là, petite vendeuse, par cette triste saison de pluie ?
— Des lampes, me répondit-elle, seulement des lampes allumées.
— Et, en vérité, lui dis-je, que sont donc ces lampes allumées, hautes comme le petit doigt, et qui brûlent d’une lumière menue comme une tête d’épingle ?
— Ce sont, dit-elle, les lampes de cette saison ténébreuse. Et autrefois ce furent des lampes de poupée. Mais les enfants ne veulent plus grandir. Voilà pourquoi je leur vends ces petites lampes qui éclairent à peine la pluie obscure.
— Et vivez-vous donc ainsi, lui dis-je, petite vendeuse vêtue de noir, et mangez-vous par l’argent que vous payent les enfants pour vos lampes ?
— Oui, dit-elle, simplement. Mais je gagne bien peu. Car la pluie sinistre éteint souvent mes petites lampes, au moment où je les tends pour les donner. Et quand elles sont éteintes, les enfants n’en veulent plus. Personne ne peut les rallumer. Il ne me reste que celles-ci. Je sais bien que je ne pourrai en trouver d’autres. Et quand elles seront vendues, nous demeurerons dans l’obscurité de la pluie.
— Est-ce donc la seule lumière, dis-je encore, de cette morne saison ; et comment éclairerait-on, avec une si petite lampe, les ténèbres mouillées ?
— La pluie les éteint souvent, dit-elle, et dans les champs ou par les rues elles ne peuvent plus servir. Mais il faut s’enfermer. Les enfants abritent mes petites lampes avec leurs mains et s’enferment. Ils s’enferment chacun avec sa lampe et un miroir. Et elle suffit pour leur montrer leur image dans le miroir.
Je regardai quelques instants les pauvres flammes vacillantes.
— Hélas ! dis-je, petite vendeuse, c’est une triste lumière, et les images des miroirs doivent être de tristes images.
— Elles ne sont point si tristes, dit l’enfant vêtue de noir en secouant la tête, tant qu’elles ne grandissent pas. Mais les petites lampes que je vends ne sont pas éternelles. Leur flamme décroît, comme si elles s’affligeaient de la pluie obscure. Et quand mes petites lampes s’éteignent, les enfants ne voient plus la lueur du miroir, et se désespèrent. Car ils craignent de ne pas savoir l’instant où ils vont grandir. Voilà pourquoi ils s’enfuient en gémissant dans la nuit. Mais il ne m’est permis de vendre à chaque enfant qu’une seule lampe. S’ils essaient d’en acheter une seconde, elle s’éteint dans leurs mains.
Et je me penchai un peu plus vers la petite vendeuse, et je voulus prendre une de ses lampes.
— Oh ! Il n’y faut pas toucher, dit-elle. Vous avez passé l’âge où mes lampes brûlent. Elles ne sont faites que pour les poupées ou les enfants. N’avez-vous point chez vous une lampe de grande personne ?
— Hélas ! dis-je, par cette saison pluvieuse de pluie obscure, dans ce morne temps ignoré, il n’est plus que vos lampes d’enfants qui brûlent. Et je désirais, moi aussi, regarder encore une fois la lueur du miroir.
— Venez, dit-elle, nous regarderons ensemble.
Par un petit escalier vermoulu, elle me conduisit dans une chambre de bois simple où il y avait un éclat de miroir au mur.
— Chut, dit-elle, et je vous montrerai. Car ma propre lampe est plus claire et plus puissante que les autres ; et je ne suis pas trop pauvre parmi ces pluvieuses ténèbres. Et elle leva sa petite lampe vers le miroir.
Alors il y eut un pâle reflet où je vis circuler des histoires connues. Mais la petite lampe mentait, mentait, mentait. Je vis la plume se soulever sur les lèvres de Cordelia ; et elle souriait, et guérissait ; et avec son vieux père elle vivait dans une grande cage comme un oiseau, et elle baisait sa barbe blanche. Je vis Ophélie jouer sur l’eau vitrée de l’étang, et attacher au cou d’Hamlet ses bras humides enguirlandés de violettes. Je vis Desdémone réveillée errer sous les saules. Je vis la princesse Maleine ôter ses deux mains des yeux du vieux roi, et rire, et danser. Je vis Mélisande, délivrée, se mirer dans la fontaine.
Et je m’écriai : Petite lampe menteuse...
— Chut ! dit la petite vendeuse de lampes, et elle me mit la main sur les lèvres. Il ne faut rien dire. La pluie n’est-elle pas assez obscure ?
Alors je baissai la tête et je m’en allai vers la nuit pluvieuse dans la ville inconnue

Marcel Schwob

Lionel-Édouard MARTIN,

Le Miroir réfléchit le chemin.....


Le monde a la simplicité de l’arbre, des prairies, des premières fleurs aux branches ; les brumes se lèvent, libérant les taillis et les villages. Les labours travaillent la terre à grande force neuronale ; et par les colzas, les genêts, le jaune est exhaussé vers le pauvre soleil. Non, rien de noir, rien qui valide l’obscurité. La plus humble rigole reflète en miroir une lumière incontestable.


Finis Terrae de Jean Epstein
Lionel-Édouard MARTIN, Brueghel en mes domaines (extrait) , Editions Le Vampire Actif

NOVALIS

L'eau est mon Miroir !

Orphée de Cocteau


Il plongea sa main dans la vasque et humecta ses lèvres. Ce fut comme si un souffle spirituel le pénétrait : au plus profond de lui-même il sentit renaître la force et la fraîcheur.
Il lui prit une envie irrésistible de se baigner : il se dévêtit et descendit dans le bassin. Alors il lui sembla qu’un des nuages empourprés du crépuscule l’enveloppait ; un flot de sensations célestes inondait son cœur ; mille pensées s’efforçaient, avec une volupté profonde, de se rejoindre en son esprit ; des images neuves, non encore contemplées, se levaient tout à coup pour se fondre à leur tour les unes dans les autres et se métamorphoser autour de lui en créatures visibles ; et chaque ondulation du suave élément se pressait doucement contre lui, comme un sein délicat. Le flot semblait avoir dissous des formes charmantes de jeunes filles qui reprenaient corps instantanément au contact du jeune homme.

NOVALIS, Henri d’Ofterdingen.

Cercle 11 Alejandra Pizarnik


                                                                    Cercle 11
  
De l'eau au miroir, le cercle reprend là où il a commencé , dans le reflet des ombres...


L’Obscurité des eaux


« J’écoute résonner l’eau qui tombe dans mon rêve. Les paroles tombent comme l’eau je tombe. Je dessine dans mes yeux la forme de mes yeux, je nage dans mes eaux, je me dis mes silences. Toute la nuit j’attends que mon langage me configure. Et je pense au vent qui vient à moi, perdure en moi. Toute la nuit j’ai marché sous la pluie inconnue. À moi ils me donnèrent un silence plein de formes et de visions (tu dis). Et tu cours déchirée comme l’unique oiseau dans le vent. »

Le Miroir d' Andreï Tarkovski
           Alejandra Pizarnik . L'Enfer musical.

samedi 2 février 2013

Herman Melville


Les Moires de la Mer...

Les contes de la lune vague après la nuit de Mizoguchi



Ce fut tandis que nous glissions dans ces dernières eaux par une sereine nuit de lune, tandis que les vagues s’enroulaient en volutes d'argent et que leur doux bouillonnement diffus transformait la solitude en silence argentin, ce fut par une telle nuit silencieuse que bien au-delà de la blanche écume de l'étrave nous vîmes un souffle argenté. La lumière de la lune le faisait paraître céleste ; on eût dit, sortant des flots, quelque dieu étincelant, paré de plumes. Fedallah fut le premier à l'apercevoir car c'était son habitude, par ces nuits lunaires, de monter au grand mât, et d'y guetter d'un œil aussi sûr que s'il eût fait grand jour. Pourtant, bien que des gammes de baleines soient parfois aperçues de nuit, il ne se trouvait pas un baleinier sur cent pour s'aventurer à mettre alors à la mer. Vous imaginez, dès lors, avec quelle émotion les matelots voyaient ce vieil oriental perché si haut, à des heures aussi indues, le ciel mariant son turban à la lune. Mais lorsqu'il eut passé plusieurs nuits de suite, pendant un même laps de temps, dans la mâture, sans proférer le moindre son, lorsque après tant de silence sa voix surnaturelle retentit signalant ce souffle argenté de lune, alors chaque homme bondit sur ses pieds comme si un esprit ailé avait illuminé le gréement et appelé cet équipage de mortels. « La voilà qui souffle ! » Leur frisson n'aurait pas été plus grand si la trompette du Jugement avait retenti, pourtant ils n'éprouvèrent aucune terreur, et au contraire un certain plaisir car, bien que l'heure fût malvenue, le cri était si solennel, si délirant, si émouvant, que chaque âme à bord eut le désir instinctif de mettre les pirogues à la mer.

Herman Melville, Moby Dick

Essai d'EX-iles en iles ! Article S Besson


Essai d'EX-iles en iles !

La Jetée de Chris Marker


Les traces de l’exil poétique chez Jean-Claude Villain
 Par Sylvie Besson

« Je sais que tout cela n’est rien et que la langue
  Que je parle n’a pas d’alphabet
  Alors que le soleil et la mer sont une écriture, syllabes
  Que l’on déchiffre seulement aux temps de la peine et de l’exil »
                                             Odysseus Elytis



    Epiphanie de la présence/absence du sujet, qui fait surgir l’émotion du voyage par le chant et les précipités sonores, poésie du scintillement et de la mélancolie qui nait dans l’errance mélodique des  hymnes ou fragments, luminescence de l’être lyrique qui se ressaisit tout de suite après la dispersion, telles sont les premières traces de l’exil poétique chez Jean-Claude Villain. Dans chacun de ses recueils, l’écriture, la langue, l’âme se glissent dans le tissu du monde : au fil des départs hasardeux, des retours hésitants, des marches solitaires, des traversées étrangères, les poèmes font chanter la nature secrète des choses dans les choses indécises de la nature. Dans cet exil poétique, il s’agit bien de définir cette présence/absence d’une humanité à un monde ininterrompu et le poème serait une façon de devenir profondément ce que nous sommes.


I) Le voyageur sur terre ou l’exilé volontaire
      Le poète sait qu’en endurant une transformation radicale de ses habitudes terrestres, il expérimente la sensation limite de l’existence  Ainsi, à l’apparition de la mer dans sa rigoureuse nudité, à l’espace marin et solaire de la méditerranée, puis au dénuement aride du désert, répond la sobriété la plus extrême de la parole poétique, celle-ci épousant, au fil des recueils, de longs chants évocateurs, puis, adoptant une écriture qui bute volontairement jusqu’à se fragmenter et suspendre la parole : la profondeur et le mystère constitutifs des éléments, immergés en des lieux et des temps indéfinis, débordent toute représentation, toute mesure et même toute prise, accèdent à la présence d’un espace où n’a jamais pénétré, semble-t-il, le moindre mot. La marche vagabonde du poète donne, en somme, une voix aux sensations les plus secrètes, désaccordées et fascinantes. C’est ainsi que le voyage dit, en une fusion chaotique, vibratoire et rédemptrice, l’enthousiasme de naviguer menacé par la peur de sombrer
    « C’est l’heure non d’éveil, mais de veille facile, sans trouble, fine, sans rien que soi, fragile mais vaillant, dans la brève innocence, assuré. Plus tard vient une lueur chaude, quelques bruits familiers ; ceux qui se tiennent dans leurs passions les aiment, ils y retrouvent le poids fatal de leur vie. Cette régularité les rassure ; elle les vainc aussi peu à peu ».


     Au début de son exil, les mers, justement, sur lesquelles navigue le poète, le sauvent par l’intimité mythologique et le refuge qu’elles instaurent, comme une arche de fécondité ou un socle d’humanité bien réelle. Le poète est à chaque fois protégé, il peut se délivrer du poids des choses et s’adonner à la ferveur d’un voyage spirituel, à l’ombre des vagues ou sous l’incandescence d’un soleil, il dessine une géographie singulière, faite de grâce et de magie, une poésie irradiée de l’intérieur:
  « Tu dors près de la mer. Ta demeure le sentier des dieux. Des aiguilles dardent tes paupières. Fracture de lumière. Eveil. Flambent de lointaines voiles. Aveugle. Un albatros croise le soleil. Dans tes yeux. Son vol cherche. Un miroir dans le bleu. Traque des éclats de mer. Au revers des vagues. Route arbitraire l’infini. Rappelle- toi du jour qui presse. »


     Le monde ne possède-il pas, en vérité, un ordre familier, numineux qui, du centre de la terre à la foudre de l’arbre, libère, le temps d’un regard, le poète de son carcan d’obscurité ? Transparait alors une douleu  mystérieuse, presque rayonnante dans la solitude, en phase avec une nature enfin digne d’intérêt parce que vivant dans l’oubli des choses :
    « Il est temps d’inventer le jour, d’abréger les pertes ; de capter la grâce éphémère de l’aurore naissante ; c’est maintenant que s’organise le lieu, que se renouvellent les contrats entre les forces de lumière et les puissances d’ombre ; chaque matin je suis présent à cette cérémonie… »

    L’hyperacuité naît de cette nature nouvelle à laquelle le poète s’abandonne. Les espaces traversés apparaissent, stricto sensu, comme des terres de désobéissance ou de révolte, mais aussi comme des terres de l’enracinement et du vide, terres de saveur, de savoir dont se nourrit fiévreusement le poète entre plaisir et peur, lumière et ténèbres : « J’entretiens avec les puissances silencieuses, cette autre face des choses que les hommes quittent dans le soleil et retrouvent dans le sommeil ». Cette ultime célébration est le respire même de Villain, son ultime chance de délivrance, son Chant ne saurait épuiser les secrets de ce nouveau monde, ni dire sa monstrueuse splendeur, parce que tout y est excessif, surabondant et silencieux à la fois. L’exil devient ainsi un don, une réserve d’ombres et de cachettes suffisantes, apparition louée par le marcheur, et qui réserve, en échange de ces itinéraires et de ses détours, une voie de secours :
    « Exil. Exil. Ils existent les chemins de splendeur. Et la saison insiste. Pars dit-elle. Là-bas. Ils vivent. De contempler la mer. De parler aux oiseaux. De respirer des fleurs. Les pèches font prises. Nocturnes. (…) La stèle que tu redresses. Ami ne fais pas tarder. Les nouvelles »

   Si La poésie et le poète lui-même tendent, en un premier lieu, par échos, de mots en mots vers un monde très ancien, là où la création était innocente pure et préalablement invisible, l’œil de l’exilé dépasse assez vite ce jeu de la mémoire afin de refuser tout artifice et retrouver la densité des sensations posées au cœur même de l’attente ;  l’errance -vécu sous cet oeil méditatif- peut alors délivrer les promesses d’un « temps présent » : 
     « Sur l’océan d’oubli, de platitude et de rondeur, j’ai progressé, traversé même sans le savoir des étendues mortelles, changeant peu à peu mon regard dans l’ouverture plissée de mes paupières sèches »


     Le poète sort ainsi de l’espace confiné et se réconcilie avec une nature d’ordre quasi mystique tant elle recèle de raretés ; cette nature secrète, à son tour, une tentation minimaliste de la parole car l’exil ne peut admettre de vains discours, il s’agit d’aller à l’essentiel de chaque mot pour être là,  « lorsque s’effondrent les habitudes et s’effacent les balises ». Dès lors tout ne cesse de dire l’imbrication de la vie et de la mort, rappelant des motifs et des scènes que constitue la légende dorée ; le poète fait appel à des passeurs de fleuves, passeurs à la fois fluides et solides, mais c’est forcément lui qui les porte, convertissant sa traversée en une légende de vie, son passage en une renaissance :
    « Perdre peut-être un jour, une vie, à méditer sur une illusion, à croire aux apparences qu’on oubliera ensuite, à dilapider le présent des rêves, et recommencer, attendre, puis ne rien attendre, soudain croire brutalement découvrir, puis s’égarer dans les leurres, ou les passions, et  encore recommencer (…) soudain se détourner, en finir, et taire la question dans l’oubli…. »


    Ce recommencement lui donne accès au fond originaire de l’existence : Le poète-passeur plonge dans des eaux mouvementées, ramasse des poignées cendrées, relie les fils et points de l’existence dans l’espace de constellations, il pénètre enfin dans l’énigme de l’exil qu’est le dénouement même de la vie : deux tentations, deux réalités, deux attitudes articulent vide et plein, silence et parole, célébrant la lumière et anticipant toutes les pertes. De cet acharnement à changer le début, et par voie de conséquence le mot de la fin, naît, au détour du langage, le sens de l’exil ou la promesse d’un départ : un désir immanent au monde circule, désir de plénitude ou d’insomnies :
 « Connais la grande sûreté des errances vagabondes, l’insouciance du temps, libre, oui, là, dans l’abandon docile »
Ou lit-on encore :
 « J’ai désirs d’exil et de fortune, cauchemars de coques ouvertes et de voiles lacérées, craintes de tempêtes sans abri, peurs d’abordages et soif d’eau tiède croupissant au fond de vieilles outres ; j’ai gout d’aventures aux risques sans calcul, de rencontres imprévues, et de fréquentations douteuses au fond de hôtels borgnes où vivote une racaille »


   Le langage peut devenir supra-personnel, langage de la terre énoncé à travers un sujet poétique qui épouse tous les contours frémissants de l’exil, il peut aussi se dissoudre dans une mémoire imaginative ou homérique du monde, ces figures contradictoires permettent de mieux saisir la familiarité étrange du réel et de composer avec la naissance même du poème. Les frontières sont alors indéterminées, et face à l’ordre trop visible des choses, transparaît le son étranger ou l’entre-deux de la langue, un tremblement lyrique, intériorisé, musical, des signes de réciprocité en nous et en dehors de nous. Le poète se métamorphose au cours de ce voyage rimbaldien en « d’autres vies » pour tenter d’atteindre son identité réelle d’exilé volontaire :
  « Il faut, bien sûr aussi avoir perdu son chemin, et que le vent, ait soufflé la dernière lampe ; car l’égarement en juste instant, on le pressent, le ressent soudain : s’y désembuent les yeux, s’y flétrissent les illusions ; c’est l’heure du poids inutile des choses, de leur valeur enfin révélée, de l’inéluctabilité des pertes ; l’heure aussi d’une légèreté muette ; d’un départ facile sans même avoir rassemblé ses affaires ; l’heure où le vent -une simple brise parfois- donne la direction d’inconnu à laquelle, d’instinct, en sûreté, on s’abandonne » 


      Le désir silencieux et salvateur du voyageur sur terre s’érige donc en un véritable chant initiatique : un « obscur qui chante ». Poésie et exil accomplissent la même tâche dans l’aspiration de l’homme à la connaissance, sans doute est-ce la possibilité de retrouver une trace, consentir à se rendre au sol pour appréhender autrement l’intimité secrète et brûlante du monde : « La route n’a de tracé que l’œil de celui qui la justifie et si elle apprend avec justesse, se répète sans relâche, c’est selon cette géométrie supérieure familière aux poètes ». Avec lucidité, l’exilé peut se souvenir de son lieu d’origine, mais sans aucune haine pour la terre qui  l’accueille ou ceux qui l’habitent, car là est l’originalité ni rancœur, ni nostalgie excessives ne viennent hanter le voyageur. Apaisé, le poète en exil s’adapte en tout lieu, il accepte de trouver sa liberté dans le mouvement incessant entre une origine énigmatique et un présent sans cesse en marche, dans ce qui pourrait être un non-sens absolu du temps : 
           « Je me tiens désormais pour toujours, hors tout temps et tout sens, en attente inutile, indéchiffré, indéchiffrable. »
        Ainsi le monde en sa parution éclaire la recherche d’une lumière neuve, régi par l’entrelacs du voyant et du visible et seul l’exil semble accorder la profondeur qui marque un aboutissement poétique. Cette poésie faite des détours du voyageur tente de prévenir le souvenir aliénant, et le poète, in fine, n’oublie rien ; il n’intervient que pour une part dans l’entière maitrise de son ouvrage, conduit par les mots, les circonstances, les émotions, la poésie de l’exil se présente à lui en une multiplicité de traces que le poème enregistre sans les effacer, le poète est alors une voix sans objet qui retourne au silence et rend une parole au monde :
  « J’ai élevé doucement une parole, la parole de mon exil, lente et douce incantation à mon bonheur, à un juste séjour, de repos, et de quiétude ; j’ai égrené là l’étrangeté de mes songes, sans pourtant étancher mes soifs, fertiles en délires, ou peut-être en promesses. »




II) L’Exil poétique ou l’acheminement du Chant :

    Abandon énigmatique, mutisme et fragment progressifs, l’écriture de Jean-Claude Villain inscrit le vertige intérieur dans le vers, comme une boiterie lyrique : perte, errance, puis apaisement et révélation. Toute une poésie du voyage qu’un parcours sauve de la mélancolie, suscitée par une conscience tragique du temps, trouve à cette occasion sa destination : « dans mes errances j’ai établi ma maison intérieure, plus solide que celle qu’on construit, enclot et embellit. Elle ne menace de ruines ». Les paysages apparaissent sous un jour halluciné, sous l’éclat d’un verre, sous le ciel énorme qui flotte comme la mer et l’exil cristallise un pur manque, supérieur à l’incoercible nostalgie dont certaines images portent encore la trace :

« Sur la mer
 les lointains habitent les regards aux paupières de sel
la vague sans écume abolit les routes
 derrière les sillages
comme l’albatros en son espace
notre navire tient nul cap
 les alizés l’aspirent »


     Dans le temps où la mémoire rassemble, les accents du lyrisme de Villain traduisent une quête initiatique entre écartèlement et cheminement. La remémoration liée au départ répond à l’attente qui la convoque, le désir s’y projette comme dans un rêve, images et affects composent le flux d’une pensée en perpétuel mouvement, pensée endiguée par la force de la composition poétique : « N’entre/ ni recule/ le poids des eaux/ te fige/ t’impose halte/ et souffle/ avant le cri/ ou peut-être/ son écho/ déjà ». Le poète peut ainsi vérifier son éviction du décor, en lieu et place de la parole, un nouveau monde prend forme et s’accomplit en silence, sans rien défaire du fin et patient travail de la dentelle, dont les points ajourés s’accordent avec plénitude au sens profond de l’être : « Je suis un fragment oublié serti dans une poussière jaune. Les mains qui m’ont déposé ici ne griffent plus le temps depuis des âges ». La vie se donne à la conscience sous la forme d’un exil, paysage investi par de multiples fissures et failles ; les titres et fragments en indiquent le caractère détaché, suspensif ; les évocations initiales attestent la prégnance du souvenir disparu transformé en un premier indice, l’essentiel vient après, quand un second tableau creuse la composition en abime, réifiant les mots sous une forme minérale :    « Sous les parois… je naissais de nouveau dans l’oubli…la terre fabrique son œuvre immémoriale (…).et si entre les pierres encore un peu de vie…si un refuge secret  un message oublié  un abécédaire ». L’oubli traversé crée les conditions d’un nouvel espace, le texte, signe de vie, remonte jusqu’au poète ; cette rétrospective est l’expression même de l’exil poétique, illustrant les conditions du parcours lyrique en s’interrogeant au travers d’une parole immédiate : « Un texte nouveau nait, opaque, étrange, stupide, dont l’alphabet reste inconnu, définitif défi aux déchiffrements du futur ». Des représentations hantent en même temps le champ de la conscience, venues d’une lointaine région intérieure, inaugurant une succession de traces à questionner, fragments d’une mémoire avide de ses errances : 
     «  Hors les ports la mer parle. Sans cesse à ton oubli. Use. Toute rive sèche. D’un refrain infini. Emporte. Les ponts de tes peurs. Les digues de tes souvenirs. Et tu ne dis pas. Les choses qui se font. Ne fais pas. Les choses qui se disent. Abandonne. »


   Cette mémoire paradoxale éminemment lyrique, en amont l’origine, les temps, mythes antiques, la mer et les terres desséchées, à l’opposé la lucidité féconde de l’exilé poétique, n’en finit pas de solder des signes du passé, il n’est question en fait de monter toujours plus loin afin de s’exiler dans les images inédites du monde : « Il neige sur toi des millénaires d’oubli. Dans un abri caché. Une autre attente.». Le déchiffrement de ces terres d’exil représente un chant à produire, de la profondeur à trouver. Accueillir la poésie consiste à se retrouver dans le temps remémoré du poème et à déterrer un monde ouvert à la profondeur de l’évocation: « L’arc des mots débande/ un temps soit peu/ l’oubli ». Le poète garde la maitrise de son propos, mais la voix qui parle célèbre l’exil comme surgissement d’un inconnu, une éclaircie souterraine ou, selon l’expression de Villain, l’« aube souterraine ». Reprises, syncopes, interrogations oratoires, exclamations, contrastes prosodiques, vers libres sans majuscule traduisent les fluctuations du sujet lyrique en exil poétique, toute incitation à discourir disparait, le sujet s’enferme dans un silence progressif, dans la scénographie du désir : 
«  Un arc
s’est tendu entre tes jambes

 tu travailles la terre
à travers un tamis

 tu tries
 tes mots
comme tu ensemences
ton chant

d’une graine
 criblée »


    Le poète se souvient, frémit, relève une trace, note un écho, laisse rejaillir un doute : « Et de quel exact désert je fus l’oasis de mots ? » ; pas à pas, un lien de causalité unit désir, distance, solitude, errance en des zones toujours plus excentrées. Cet exil où le poète et son alphabet ont pris place se révèlent être non-espace, le désir d’être a raison de l’être du désir : l’exil poétique est en ce sens le seul séjour où il est possible de se perdre afin de préserver une présence et d’enrouler des fils plus nombreux autour de l’âme. S’éloigner toujours plus loin permet au poète de rester attentif à un autre temps, non plus seulement celui de la mémoire, mais le temps mortel du passage, amorçant indéfiniment une partance, une poursuite de la poésie en avant, établissant un lyrisme ambulatoire et une orientation prospective du regard. Le poème en exil est traversé par la beauté impalpable de l’instant, il indique la force de l’apparaitre et la part éphémère d’une réalité non éclipsée ; les mots ne perdent pas tout pouvoir sur le monde qu’ils ont quitté, leur âme remonte encore à la longue vers la surface, mais le plus réel est cette illumination un moment portée au langage, quelque chose d’oublié scintille encore promettant un lointain, elle dit la vérité comme dévoilement, la présence en son plus vif éclat :
 « Perdu/ pourtant/ il faut le reconnaitre à l’abri/ le fusain se détache/ crie l’aurore nue/ les vallées/ hautes où s’enlisent/ les parcours altiers/ comme hier/ combler / sans relâche/ la fosse cachée/ qui jouxte le grand ciel. »

 
   Jean-Claude Villain ne dit-il pas avoir reçu une leçon de lumière de la terre, une leçon de poésie dont il a appris l’alphabet ? Ne dessine-t-il pas les contours d’un voyage façonné par l’obscurité de lettres à déchiffrer ?  Le poète remonte ainsi jusqu’à la source du langage poétique, jusqu’à son assèchement en évinçant toute forme de calcification oratoire: « quel orage nouveau/ pour muer/ ce mutisme/ en murmure ». Mer et désert, la soif des alphabets renvoie à la question de la trace initiatique et ontologique de l’être, trace qui prend le dessus sur le signe et l’indicible ; la langue étrangère de l’exil poétique, illuminée par la fluidité du chant, s’entend naturellement, état de brûlure et de désir, blessure et espoir à la fois :
   « Pour s’aventurer vers de nouveaux confins et risquer d’autres soifs, il fallait cet autre temps, celui de l’obscurité ; nous cheminions alors dans les cliquetis et dans les pas (…) sûrs que la terre, par l’infini de ses routes, nous porterait encore vers d’imprévues et heureuses haltes ».    Seules les traces du voyage rendent la poésie à son devenir, les mots portent aux essences des choses qu’ils désignent, se glissant avec subtilité et simplicité, à la manière des peintres, dans un jeu entre sons et couleurs, dans « la fraicheur » (de l’assèchement) qu’est la source de l’exil et que sont les arcanes du langage poétique : « Rien/ qu’un brouillard de mots/ cherchent/ la lumière en bas ».  La parole s’achemine vers un lieu de questionnement, de l’écartement et de la consécration :   

  « Prête, donne ton temps dans l’attente incertaine, au temps qui passe, qui vole, qui conduit là où tu ne sais, et que tu acceptes (…) ; il est des oiseaux fragiles qui tentent de longs voyages, leur vol sait la complicité des vents qui les portent, les déportent, et les amènent, là où l’œil ne peut. » 

     Le temps, puissance d’exil, porte présence et absence, le regard rejoint le monde en son humilité, attestant à différents degrés l’éloignement et le passage :

  « Il est temps à présent d’en finir avec le deuil, d’en finir même avec la crainte du deuil, et pour nous, libres, de connaitre et d’aimer, la légère, et inévitable, éphémérité de l’être »


   Le voyageur découvre alors le possible aventureux auquel l’exil poétique le confronte, et l’habitation n’a d’autre lieu que le poème, lieu des détours, des recommencements, la parole retourne d’où elle vient, elle va au silence qui l’achève et la rend à son origine : 

  « J’entends un vague chant, de calme humilité de la terre, de vibrante splendeur dérivée du silence et de l’obscur ; j’entends, j’attends, là, seul, le même recommencement… »


    Le poète en son exil, se tient aux confins des choses, la poésie, langue étrangère, descend au plus profond de l’être, instaurant dans un même élan une réciprocité sans faille entre je et l’autre, afin que chacun se dise dans cet exil poétique, c’est moi qui parle, c’est moi qui sonde un monde que je ne connais pas. Alors, s’engage dans l’émotion, du côté des terres, du cheminement langagier, « le silencieux dialogue » avec les poèmes. C’est ainsi que l’exil poétique dépasse la circularité temporelle, se rapprochant du temps mythique recherché par le poète, il est lieu de silence et de solitude, mais au milieu des morts comme des vivants, il est un îlot sur lequel l’être reprend et retrouve son souffle, une parole émanée du dehors. Espace sans horizon, sans limite, espace infini, espace de création, l’exil est ce monde qui ne peut prendre vie que dans les instants de grâce d’un chant dédaléen : « J’écoute couler le chant obscur que je porte ; sans savoir où me conduit son cours je suis à son heure, je l’accepte, et lui fais confiance ». Jamais la poésie n’est aussi proche de la vérité des choses, non lorsqu’elle témoigne de l’invisibilité d’une réalité qui ne fait qu’appartenir à la vanité du monde, mais de la visibilité d’un réel composé de tous ces tissus d’intersections, dimensions de rencontres admirables et fraternelles.


     
En guise de conclusion….
    Le poète, voyageur sur terre, n’a de cesse de rapporter ce qu’il découvre, voilà pourquoi sa syntaxe se fait de plus en plus elliptique, fluide, dense, puis feutrée, retenue, s’imposant comme l’essence d’une captation immédiate. Dès lors l’approche poétique du monde n’est jamais surnaturelle et encore moins statique, elle est orientée vers la saisie de ce qui est pris dans le mouvement et l’errance du voyageur. L’exil poétique de Jean-Claude Villain accompagne l’ouverture de la conscience qui reçoit du monde sa propre consistance. La terre d’exil est donc une terre d’accueil, une terre de création et non pas d’aveuglement, une terre tournée vers les autres comme un store étoilé. Cette terre révèle une dimension autre, une dimension ontologique de la condition du poète, ce qui permet d’explorer, avec force, une réalité commune aux hommes. La poésie en exil se fait une épreuve toujours renouvelée, loin de devenir un jeu de retrait du monde, elle laisse entendre la plénitude de sa démarche en même temps que l’incertitude des apparences du monde.
   Ainsi l’éphémérité de la marche, la beauté des traces confèrent à la profondeur du visible une mémoire lyrique. Tout à sa course vagabonde, le poète congédie le signe enténébré, et le regard mobile cède peu à peu à la réalité apaisante de l’instant. Ainsi nombre de poèmes s’assimilent à des récits de voyages, entre le grave et l’aigu, entre l’ombre et la lumière, entre la blessure et la beauté. Les poèmes  témoignent de moments exceptionnels pendant lesquels la réalité comme la personnalité révèlent leur humanité, ils proposent au lecteur leur forme tangible, close et intérieurement animée, comme une preuve du mouvement signifiant du monde et du moi. Le poète peut ainsi s’abandonner à la « langue-alphabet », même si l’ensemble s’érige parfois en un labyrinthe. Comme le monde qu’il parcourt, le texte s’écrit ou s’arrête à mesure : l’exil poétique incarne le passage de l’expérience vécue au travail de l’œuvre et l’esprit voyage au rythme d’un monde à déchiffrer: « pose/ à même / la page // un galet/ une pierre/ un peu d’eau/ de terre // et déchiffre tes mots // rapprends ton unique alphabet ».
   Chaque geste, chaque pas du poète imprime un mouvement au Verbe, et la vue n’est certes pas désintéressée de cette expérience, elle renseigne sur la forme et le rayonnement du monde. Le regard de l’exilé volontaire parcourt l’espace offert, et, du proche au lointain, voit, revisite puis chante un lieu qu’il offre au regard des autres.  Acceptant pleinement l’exil comme une libération, le poète trouve une place au cœur de toutes choses étrangères, choses qu’il peut questionner jusqu’à leur terme. Au service d’une forme esthétique sans cesse renouvelée, Jean-Claude Villain entremêle dans ses variations lyriques le bruissement discret de la marche, l’onde transparente du mot et l’essence volatile du temps.
       L’exil poétique est un terreau fertile qui porte sans doute son tragique enracinement-déracinement, mais qui dévoile surtout un espace de sensibilité, lieu de résonance et de créativité. L’exil poétique vécu comme utile et vivifiant, conscient et généreux offre une patrie mythique qui trouve sa résolution dans l’élan, et non dans le repli, dans l’épicentre de la parole et dans le déchiffrement paradoxal du silence :
             « Je me souviens qu’au commencement était la parole, et qu’à la fin, peut-être ce sera le silence »






Citations extraites des recueils suivants :

Paroles pour un silence prochain, 1977, Plein Chant
Lieux, 1980, H .C.
Le Pays d’où je viens s’appelle amour, 1988, Des Aires
Parole, Exil, précédé de Confins, 1990, L’Harmattan
Et lui grand fauve aimant que l’été traverse, 1993, Unimuse (Belgique)
Orbes, 1993, L’Harmattan
Eté, froide saison, 1996, L’Harmattan
Le marchand d’épices, contes poétiques, L’Harmattan, 2001.
Fragments du fleuve asséché, l’Abre à paroles, 2007.

Sylvie Besson



La Jetée de Marker
Et le non-exil selon Lorand Gaspar



Non pas en exil.
Non pas étranger.
Solidaire des hommes et des bêtes
Solidaire des eaux, de la boue,
de la roche et des champs des forêts et forêts de constellations.


Graine de la grande tribu des sables et cailloux
de toute cellule vivante,
pétales de floraison dans le vent,
solidaire de la joie et de la douleur.


D’une patrie de pensée infinie
de toute connaissance limitée
clairières de notre pensée finie.


Solidaire d’une commune ignorance
de tous nos forages, explorations, recherches
de notre désir infini de comprendre —
de toute lumière et de promesse de lumière
qu’elle témoigne d’elle-même ou de la nuit,
de celle à certaines heures que respirent
au désert de Judée les pierres —


Solidaire d’une patrie de mouvement infini
des limites de nos ici et maintenant innombrables


Non, je ne suis pas en exil,
chez moi dans le jaillissement
dans la chute et dans l’usure
dans le diamant et la pacotille
chez moi dans la jubilation des eaux et des airs
et comment parler du mouvement sans bornes
sous les averses d’averses de photons
les vitesses de tant de rayonnements
dans la fraîcheur fragile du verger en fleur
rencontré ce matin de février sans nombre
dans l’éventail d’années et d’années de lumière —
je suis le marcheur qui respire l’ouvert
de tous ses poumons et dont le corps-cerveau
compose des images, musiques et langues,
je suis celui qui chante dans le chant
hors métrique et hors vocabulaire
les matins de toute vie et les soirs
et les nuits de solitude peuplées
de pensées qui s’envolent de leurs fenêtres
de tout ce qui se déplie, telles les eaux
que parcourt un battement d’aile dans la nuit
de l’eau solidaire de celui qui dort,
comme de celui qui écoute le poème au-dedans, au-dehors


J'ai seulement des choses très simples
le soleil s'est découpé peu à peu comme
ma mère découpait le pain
nous mettons la soupe sur la table
(ces choses au-dehors qui tombent lentement,
le jasmin, la neige, l'enfance)
goût de piments rouges et de dents heureuses
nos corps nous tiennent encore chaud quelque temps
dans l'âge avancé de la nuit.

Le quatrième état de la matière, Flammarion


Bonjour à toi qui viens de nuit.
Bonjour à toi démarche souveraine qui fends la pulpe du
soleil.
Bonjour à toi dans la poussière.
Tout ce jour à t'user, à l'user.
Aux os de ta fatigue.
Lorsque la lumière se voûte sur un puits -
Paix, les bruits se posent.
Ah, comme l'oreille se lisse!
Bonne nuit à toi qui viens de lumière, qui viens silence.
Comme une ultime paupière de couleur ou de son
Tu migres en profondeur, laissant le jour blafard sur la
table de l'embaumeur.

Sol absolu Gallimard

Jean-Claude Villain

S'éloigner des Terres et toucher à quelques îles....

De l'autre côté de Fatih Akin


Je ne suis pas homme de terres.
Né sur la rive d'un fleuve, j'ai suivi son cours jusqu'en son delta : mer m'accueillant en ses ports, au sable de ses plages.
Des terres, j'ai rejeté le goût des résonances obscures martelant l'âme d'une angoisse inavouée.
J'ai détendu le piège d'une sensibilité facile, qui étreignant pour mieux terrasser, vous jette, vagabond délirant, sur le bord d'un chemin de pierres sèches, sillon d'errance des plateaux sans limites.
J'ai renversé la soupe épaisse dont jadis je faisais mes forces du matin, déchiré les brouillards lents poussant vers les premiers feux, et fait taire le bruit régulier des rivières sous les branches hirsutes des saules.
J'ai dissipé les ombres de la nuit accrochées à la mousse des pierres sous l'embrasure des chambres et muselé les chiens apeurés par le souvenir des loups.
J'ai balayé les grands nuages gris et les pluies longues qui ont cerné tant de résignés cortèges : mariés des étés trop courts, morts habillés de toile trop neuve.
J'ai soulevé le poids stupide des cours fermées à hauteur de bétail et celui des âmes qui ont vécu tristes sans jamais savoir pourquoi.
Ni les soubresauts dans les lits étroits, ni le feu clair des soirs de fête, ni les sillons patiemment réouverts, ni les chants dans les églises, ni les sueurs aux moissons, ni l'acharnement des bâtisseurs ne m'ont convaincu de la vérité des terres humides frissonnant de vies perdues.
Accrocher à mon frêle esquif une voile, confier aux incertitudes du vent son mouvement dans l'infini du bleu, toucher à quelques îles heureuses aux maisons aux terrasses chaudes ouvertes sur la nuit, m'a paru la sagesse indolente des peuples, qui connaissant le tragique du soleil, se chauffent encore à la douceur de ses rayons.
Et puis surtout,
j'ai fui les terres où sont les oiseaux noirs,
choisi la mer où planent de grands oiseaux blancs.

Jean-Claude Villain, Face à la Mer.