lundi 4 novembre 2013

Gabriel Arnou-Laujeac, Plus loin qu'ailleurs (+ article)

Plus loin que le déluge, la vie.....



La Jetée de Chris Marker

   
   L’immensité qui m’appelle, c’est l’océan qu’elle m’accorde, tout entier, en un enlacement. Et j’ai pour elle le même océan dans les bras. Que puis-je, sinon suivre l’onde occulte qui m’emporte loin des étouffoirs terrestres, nos corps siamois pour seule attache ? 


Gabriel Arnou-Laujeac, Plus loin qu'ailleurs


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A lire, si ce n'est déjà fait, puis à relire...



  1. Extrait lu de "Plus loin qu'ailleurs" de Gabriel Arnou-Laujeac ...

    www.youtube.com/watch?v=cyBU435PEoc
    30 juin 2013 - Ajouté par Résonance[S]
    Extrait lu de Plus loin qu'ailleurs de Gabriel Arnou-Laujeac, (Editions du Cygne, juillet 2013) par Véronique ...
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    1. critique de Sylvie Besson


      Plus loin qu'ailleurs de Gabriel Arnou-Laujeac
      Préface de Maram Al-Masri, éditions du Cygne, juillet 2013


      © Sylvie Besson
        
      L’œuvre de Gabriel Arnou-Laujeac est autant marquée du sceau de l’intime que du désir de creuser et d’évider le monde par une main ferme et agile tant celle-ci est illumination, quand le poète y délivre le souffle calciné et brûlant de sa peau à force d’empoigner un buisson ardent, cette main est aussi intense en cela qu’elle ouvre sa paume jusqu’au sang, jusqu’à la chair blessée, jusqu’à l’épuisement de l’encre et à « l’écho du silence », qu’elle s’affranchit de l’étroitesse des espaces et ne s’interdit pas de partager autant ses lignes brisées que la luminosité retrouvée. Dès les premières pages, l’écriture s’impose à la matière sensible de notre être comme une ouverture sur l’insaisissable, la parole, elle, affirmant la nécessité absolue d’être à l’écoute du monde : « Où que se tournait mon visage, je ne voyais qu’un monde aux temples d’ombres et l’ombre de l’absence recouvrant chaque atome de l’univers… » (p 11). Récit-poème ou poème symphonique, les mots de Gabriel Arnou-Laujeac existent à la fois hors des sentiers battus, dans le décloisonnement du temps et le désenclavement de l’espace; la langue n’est pas circonscrite, elle est le lieu de rencontre du passé et du présent, du passé et du futur, devenus contemporains dans l’objet-langue qui est toujours tendu entre l’ancien et l’à-venir, ente l’être et son non-être, les mots libérés peuvent alors se saisir des symboles tandis que le Verbe, au gré d’un souffle pieux ou vigoureux, chasse tour à tour les terreurs, redresse l’âme affaissée, change en somme la nuit en aube : «Je blanchis la nuit chaque jour que dieu fait, j’allume l’or du temps au feu d’extases foudroyantes et, par la grâce des beautés aux brûlures éphémères, j’embrase tout l’univers dans un éclair d’éternité » (p 29). A une présence impénétrable, à « cette ombre de lumière » passante et cependant puissante, correspond – dans et après la chute – l’expérience d’une plénitude de cette même présence, et celle-ci suffit à créer une Géométrie sans fin, une conscience de la finitude des choses infinies au sein desquelles une voix doit absolument résonner, « comme la voix de quelqu’un qui appelle un égaré dans la nuit et, par sa seule inflexion, lui désigne son chemin » (Jaccottet , A la lumière d’hiver)  
        Mais il s’agit aussi pour le poète de faire valoir l’alchimie de la grâce, ce « quelque chose » qui dispense encore sa douceur, qui remet poésie et amour à leur place afin qu’une onde transparaisse dans le plus silencieux de l’être, et explose dans l’intensité du discours. Ce poète qui fréquente depuis toujours théologies et mystiques, sait bien que la parole vivante ou vivifiante est co-nnaissance de l’Absolu ; ainsi sa poésie ne s’effraie ni de la pensée ni de la présence à soi-même, permettant à l’œuvre de devenir ce sortilège qui loin de se fermer sur soi-même, peut s’ouvrir sur autre chose que soi puisque le sujet fait chemin vers l’ascèse, vers une version définitive de son être ramenant toute chose de l’Invisible, portant cette énergie tirée du noir et du silence vers cette lumière aurorale à laquelle les mots touchent paradoxalement comme une mémoire de ce qui a toujours été et que l’on ne peut retrouver qu’au cœur de la méditation : « j’habite désormais la nuit comme un refuge, une cabane au creux de l’âme, un espace de grâce et de retraite ». (p 37)
        Tout ramène, en effet, au grand jadis, à la source, au sentiment océanique, à l’avant-monde, à l’outre-langage. On aimerait citer tel ou tel morceau, mais cela ne rendrait pas justice à l’éclat que dégage l’ensemble d’une partition qui résonne comme un hymne à l’amour, seul véritable guide au milieu d’un syncrétisme passionnant, un amour cherchant à héler jusque dans le silence une voix qui précède – une voix toujours signifiante. Le souffle poétique de Gabriel Arnou-Laujeac est comme celui des musiciens qui invoque une voix toujours plus sensible plus originelle, plus organique – une voix qui précède la mue et qui les a décidés à la musique instrumentale ou à la composition de la musique : « J’invoque la splendeur de ses spectacles qui nous avalent dans une solitude où rien ne manque, où rien n’est exclu, et qui sont l’écho, le souvenir en nous ressuscité d’une plénitude à faire renaître (…) J’invoque la musique des sphères gravée sur le disque d’or aux sillons infinis.. » (p 49)

      En conséquence, la parole du poète semble précéder la voix fulgurante de l’amour que l’écriture a permise en un silence chanté comme le signe d’une appartenance à un monde autre, une ombre sur les yeux ouverts pour celui qui en ignore la proximité ou la profondeur, un monde donc « qui s’élève à contre-nuit, pour que sonne et résonne la promesse du retour », (p 51). Voilà pourquoi Arnou-Laujeac, méditatif et énergique, sculpte un titre de contrées invisibles afin que sa main puisse rencontrer un visage universel cherchant à dire la transparence des nuits, il lui faut alors lâcher prise, libérer la main de soi-même, la mettre à nu jusqu’à l’os afin que seul le Verbe devienne halluciné et que l’écriture parvienne à se servir des mots comme de persiennes violemment secouées pour dispenser un étrange clair-obscur, un espace pour disparaître et demeurer pourtant, une extase qui permette à la fois de marcher sur la beauté et de faire entendre  « le sceau du ciel qui est un Souffle, un Souffle indomptable, un Souffle qui traverse, purifie et ressuscite tout ce qu’il enlace au gré de sa danse insaisissable » (p 50). Ainsi la quête d’unité, le questionnement et la fulgurance d’un Amour encore mystérieux fouissent dans les mots, trouvent dans les métaphores un mystère en écho, une flamme existe dans ce souffle, un feu frais prend d’assaut la terre et le bleu confondus du Ciel. Seul cet horizon sans fin offre au poète la jouissance de traverser sa propre langue, sa propre réalité comme un paysage rêvé, où l’indicible glisse autant dans le tracé d’une initiation qu’au plus profond de l’Etre, « au creux des âmes apatrides qui savent n’être point d’ici, ni d’ailleurs, et encore moins de maintenant ». (p 51)
      L’écriture ample et saillante suit en effet, de bout en bout, un chemin diffusant la même exacte clarté malgré le passage des ombres, la voix roule les lettres pour dire les mystères d’une âme qui s’élance vers un monde que l’on aimerait habiter dans son entièreté, dans ses contradictions, ses possibles et ses impossibles puisque les images nous parviennent comme les premières images de la lanterne magique, celle d’une éternelle naissance. Le regard ouvert sur les chants d’ombres fissure l’imposture et laisse filtrer un esprit qui ne tremble plus d’affronter la nuit noire et d’y faire naître une étincelle de vérité : « Je dois renaître de ce battement imperturbable, maintenant. Regagner le temps perdu à chercher ce qui n’est plus, ce qui n’est pas. Me lever, me reconstruire dans le vide et dans l’urgence d’un désespoir libératoire : dans la reddition de mes illusions sur l’autre, sur moi, sur l’éternité ». (pp 25 /26). L’image ne peut donc plus se dissocier de l’expérience incandescente, c’est une pensée du témoignage que nous offre ce cheminement poétique, un «  lieu sans adresse où l’on chavire de l’ombre à la lumière les yeux clos, dans l’anéantissement de tous les réels apparents », (p 41), une véritable épiphanie, une révélation vibrant d’un humanisme lucide et poignant, une pensée qui se passionne pour un langage aussi foisonnant qu’authentique sans lequel il n’y aurait de véritable sagesse. Voilà pourquoi, cette ascension vers la présence du dehors de soi s’apparente à un dédoublement, une espèce de « non-lieu » au cœur duquel le poète se voit en reflet dans l’autre comme si la lumière du dedans et du dehors se répondaient l’une à l’autre. Il voit l’autre dans ce monde, l’autre en dehors du monde, et soi ainsi autre, dans ce monde autrement réel « Tout étant ici un ailleurs », le poète désormais « … ne cherche rien, rien de connu, rien de terrestre. Des corps célestes, des étoiles filantes, des souffles migratoires qui traversent la nuit sans laisser de traces. [Il] ne cherche rien ». (p 29)
      En somme, l’appel de cet Absolu prend vie dans le recommencement, ainsi un à un chaque geste du jour s’entend comme une mélodie pour finir en une véritable symphonie au cœur de laquelle grandit le regard et s’étend le mystère ; et l’on vibre aux sonorités ce cette main d’encre, de cette langue poignante, de ce regard d’où s’étend le sacré, de tout ce corps en métaphores éblouissantes qui résonne comme un instant possible de vérité. La poésie, chez Gabriel Arnou-Laujeac, convoque sensuellement et charnellement un corps sauvage, animal et glorieux, un corps de perception extraordinaire, en quoi il se distingue justement, tant mieux pour lui, de toutes les souffrances, de toutes les mélancolies, de tous les désespoirs, de toutes les visions noires, de tristesses, de dolorisme, il y a dans ce corps quelque chose d’indéfinissable, qui le distingue aussi de la seule quête du bonheur pour tendre vers un sens liturgique très aigu, quelque chose qui a la puissance d’un nouvel évangile, quelque chose où le langage change complètement de dimension, il y a en fait une éloquence mystique, un chant incantatoire, une apothéose musicale qui font de Plus loin qu’ailleurs une œuvre singulière et sans aucun doute unique. Aussi, l’esprit tendre et passionné du poète se concentre sur l’expressivité des sentiments et la musicalité du langage tentant, encore et toujours, de se parler à lui-même à travers la musique plutôt que de séduire un public aux attentes préconçues.
        On admirera ainsi dans nombre de ces pages l’écriture enthousiaste d’un écrivain libéré de toute convention, qui joint à un souffle indomptable, l’expression lyrique d’un Croyant en possession de sens. Dès lors le chant se mêle à la force du destin et de l’exil, à l’interrogation toujours renaissante d’une prose suspendue au-dessus du vide et de ses topoï, une langue associée malgré elle à la certitude plus contingente de savoir que le monde est le monde tel qu’il est et que jamais il ne sera comme on le désire, mais qu’il est toujours possible d’en effleurer les contours pour une fraction d’Amour vrai : « Ce qui demeure, c’est l’amour réinventé par-delà l’étouffoir du temps, la prison de l’espace, et les sept premiers ciels dont elle m’offre le huitième ». (p 41)
        Mais laissons là les observations pour revenir à l’esthétique du texte, pour ne retenir que la partition, l’écoute lyrique, l’exigence formelle, un Poème donc créé dans la fluidité lyrique  et la jouissance des images. Il est ainsi aisé de se laisser transporter dans ce corps céleste, il est aussi envoûtant de perdre consciemment notre chemin pour cause d’ivresse et il est enfin inconcevable de ne pas voir que, dans l’instant de lecture, le monde de Gabriel Arnou-Laujeac soit de toute beauté.
      SB
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Cercle 19/ Jabès

                                                                 Cercle 19

Des îles à la mer, un pas de plus, les eaux me sont déluge.....



Je suis à la recherche
 d’un homme que je ne connais pas,
 qui jamais ne fut tant moi-même
 que depuis que je le cherche.
 A-t-il mes yeux, mes mains
 et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps ?



Finis Terrae d'Epstein


 Saison des mille naufrages,
 la mer cesse d’être la mer
 devenue l’eau glacée des tombes.
 Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
 Une fillette chante à reculons
 et règne la nuit sur les arbres,
 bergère au milieu des moutons.
 Arrachez la soif au grain de sel
 qu’aucune boisson ne désaltère.
 Avec les pierres, un monde se ronge
 d’être, comme moi, de nulle part.

Edmond Jabès, Chanson de l'étranger
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http://www.franceculture.fr/oeuvre-edmond-jab%C3%A8s-de-didier-cahen.html
  1. Edmond Jabès, de Didier Cahen - France Culture

    www.franceculture.fr/oeuvre-edmond-jabès-de-didier-cahen.html
    Par ce livre inédit, les Editions Seghers font entrer l'une des figures majeures de la poésie du XXe siècle dans la collection «Poètes d'aujourd'hui». Edmond ...

dimanche 3 novembre 2013

Durrell


Richesse du monde insulaire.....


  C'est quelque part entre la Calabre et Corfou que le bleu commence pour de bon. La traversée de l'Italie ne vous propose que des paysages rigoureusement domestiqués, chaque vallée semblant composée selon les plans d'un architecte ami de l'ordre humain et de la lumière. Mais dès que l'on s'enfonce dans la plate désolation de la Calabre pour se diriger vers la mer, on ressent le changement qui s'opère au coeur même des choses : les bords de l'horizon
 prennent des teintes nouvelles, des îles sortent de l'ombre et viennent à votre rencontre.


Le Nouveau monde de Mallick


    La nuit, on entend parfois un berger jouer du pipeau pendant que son troupeau flâne en broutant parmi les buissons et les arbustes. Nous écoutons dans notre lit, en sentant sous nos mains nos peau rugueuses et satinées par le sel. Les rossignols laborieux et quelque peu lassants restent confondus par les doux quarts de ton liquide et les trémolos de la flûte.
C'est une forme sans mélodie et les notes tombent goutte à goutte dans le silence. C'est la voie enjôleuse des sirènes qu'entendit Ulysse.   

Lawrence Durrell,  L'île de Prospero 
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A lire et relire......

mercredi 30 octobre 2013

Simon


Les Iles vues du ciel...un bateau féérique



Armarcord de Fellini


Franciscains moines fanatiques déchaux venus d'où construire ici un sanctuaire de blocs roses lilas bistre cyclamen au toit couvert d'écailles peindre le flagellé le juge en robe prune qui se lave les mains sculpter ces grappes de sang coagulé

   treille aux flancs aux paumes aux pieds percés de clous où pendent des raisins

   la mer l'archipel tout entier montant vers nous L'une après l'autre en commençant par les plus lointaines les îles disparurent s'enfonçant l'une d'elles basse à peine ondulée s'éleva grandit masquant les dernières elle défila rapidement sur le côté et l'eau rejaillit sous les flotteurs Ses énormes mains de marin aux doigts épais et plats aux ongles carrés bordés de noir par le cambouis cessèrent de s'affairer sur les leviers et les volants du tableau de bord aux multiples cadrans noirs aux multiples manettes noires parmi lesquelles elles couraient les effleurant avec délicatesse comme une anatomie féminine et compliquée le tapage du moteur cessa quand il fut assez près il sauta adroitement sur le rocher et enroula la corde à l'un des pieux de l'appontement

   silence touffes d'aulne sorbiers frissonnant à peine et ces longues herbes comme des plumes roses formant de loin des nuages estompés pastel

   casqués et armés de fer eux aussi sans doute ils avaient pris pied sur ces mêmes rochers débarquant de nacelles cloutées ceints de baudriers par-dessus leurs robes brunes avant de peindre sur les parois chaulées les voûtes blanches entre les palmes bariolées des arcades les étranges créatures amphibies

Claude Simon.Archipel
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Exposition 2013....

  1. Claude SIMON - Vidéo Ina.fr

    www.ina.fr/video/CAB92019718
    28 févr. 2013
    Exposition de photos de l'écrivain Claude SIMON, Prix Nobel de littérature 1985, a la galerie MAEGHT de Paris. - Interview Claude SIMON, à propos de 


Mandelstam

La terre ou l' île impressionniste de Mandelstam....

Là, je tendis ma vue et plongeai mes yeux dans la large coupe de la mer pour me laver de leur poussière et de leurs larmes.
J’ai tendu le regard, comme un gant glacial à enfiler sur son embauchoir, l’ai tendu sur le coin bleu de la mer…





Au plus vite, d’un coup d’oeil rapace j’ai enveloppé les fiefs du cadre.
Ainsi l’oeil plonge dans cette large coupe emplie à ras bord pour se laver de sa poussière.
Et j’ai commencé à saisir ce que peut être la nécessité de la couleur (au hasard des maillots de corps orange et bleu), la couleur n’étant sur sa lancée autre qu’impression de départ avivée par la distance et rassemblée en un volume.

Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie
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A propos de Mandelstam

  1. Ossip Mandelstam - LE BRUIT DU TEMPS, éditions - Paris

    www.lebruitdutemps.fr/_auteurs/Mandelstam/index.html

http://www.lebruitdutemps.fr/_auteurs/Mandelstam/index.html


vendredi 25 octobre 2013

Roud



L'Homme en terre errante!



The Three of life de Mallick



Tout cela, j'aurais dû monter vers toi pour te le dire. Le chemin n'est pas si long qui nous sépare. [...] Il faudrait être fort comme un arbre ; les yeux fermés sur sa force, les poings serrés, poser le pied sur ce rivage perfide, et franchir d'un bond, comme un sable mouvant, ce lieu où se mêlent l'être et le non-être. Oh ! peu de chose, il est vrai, suffirait à redonner courage : au bord de la route, la plante de pulmonaire rugueuse aux doigts comme de la milaine, une tache de froment victorieuse de la neige, ou même une seule gorgée de vent moins âpre... J'attends aussi ce sursaut intérieur qui vous soulève comme un vin, cette certitude d'un miraculeux Futur imprévisible... 

 Gustave Roud, « Pigeons »,  Air de la solitude

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A lire en complément.....



En hommage à Cocteau



     L'Invisible ou l'Ile visible de Cocteau.....
Essai de Sylvie Besson


  La composition d’un Invisible à part entière est, poétiquement, une réussite. L’Invisible né des anges scripturaux et bipolaires, du spectre séduisant et baroque de la mort, réanime la poésie d’un souffle singulier ; l’on voit s’ébattre des silhouettes inconnues, se mouvoir des formes évanescentes, robes d’anges ou de mort qu’il s’agit de toucher au moins une fois. L’on observe des visages déjà disparus se mirer avec grâce, des constellations envahir l’espace du monde. Mais, toutes ces figures à géométrie variable n’appartiennent qu’au monde visible du poète qui parvient, avec brio, à les manipuler de façon à les rendre plus invisibles qu’elles ne l’étaient à leur commencement. Tout semble se jouer dans ce visible rendu invisible et non l’inverse. Le poète est donc un médiateur au sens orphique, et c'est toute une initiation qu’il doit subir pour parvenir à se jouer de « son » invisible avec une désinvolture feinte ; puis à se débarrasser, aussi légèrement, de ce qui est visible avec une telle gravité. 
         Mais ces formes fascinantes sont, in fine, vouées à disparaître ou à se décomposer, dépendantes de la mortalité ou de la matérialité que le poète leur prête, il faut accepter, de nouveau, de ne pas tout maîtriser de la démesure du visible comme de l’ubris de l’Invisible. En effet, si le poète donne la sensation de posséder le sens de l’Invisible comme un secret murmuré, s’il parvient à ne garder du monde que ce qui le rassure, ce monde, somme toute, ne dépend pas entièrement de lui. Il  lui faut donc s’immerger dans le temps des choses, saisir la vie aux plus petits endroits et faire ressortir le merveilleux qui s’y cache, l’histoire du poète devient cette odyssée de l’esprit se cherchant dans la matière.

  « Créer n’est pas déformer ou inventer des personnes et des choses. C’est nouer entre des personnes et des choses qui existent et telles qu’elles existent, des rapports nouveaux » 

  Cette croissance de l’œuvre est, dès lors, comme un accomplissement mystique, il faut être essentiellement poète, dans le sens où la vie la plus intime de l’esprit ne peut se disjoindre des choses en ce monde. Cocteau ne fait-il pas ainsi l’éloge de l’unité secrète d’une vie spirituelle et d’une volupté sensuelle, comme source de création ? Cette invisible unité que le poète décline à l’infini dans les miroirs d’Orphée, image esthétisée, image plurielle, image fétiche, image naturelle ou immatérielle, prend sens à travers lui ; le poète se lit comme un de ses poèmes car il est en tant qu’être orphique, être d’invisibilité autant que de chair et d’émotion.
Tout, dans le monde de Cocteau, procède de deux pôles antagonistes qui créent l’unité visible de son œuvre. Si le poète, par son écriture, maintient les êtres disparus en vie, il s’initie aussi à revenir vers le réel qui est le seul à émouvoir. L’artiste et son œuvre avancent riches de symboles, dans une marche jamais lourde, mais imprégnée de légèreté, d’humour et de fantaisie. Tout prend alors une allure spirituelle et sensuelle à la fois. L’ange et la mort sont autant des signes numineux que des formes généreuses, Orphée et son miroir sont autant des sources de méditation que des images d’esthète, mais c’est surtout le temps qui s’érige, sous la plume de Cocteau, en un rite du profane et du sacré. Le temps devient un désir renouvelé des plaisirs, un passage vers l’envers du décor et le reflet du poète. La nécessité de ce trait d’union naît d’un besoin de passer par soi, d’une équation personnelle d’un monde extérieur à soi et d’un regard sensible au monde de l’âme et du corps. Toute cette constellation de choses naît aussi d’une issue qu’est le regard poétique sur le réel, reste le poète lui-même. 
      Si l’abolition de la distance entre le sujet et l’objet tel qu’il le voit, puis le rend invisible aux autres, est une espèce de no mans’land poétique à partir duquel se voit réinvesti le monde familier et simultanément no mans’land à partir duquel naît l’espace du monde, le sujet semble affirmer un incessant désir de maîtrise du temps, de peur, sans doute, de se fondre dans l’insignifiant. Le poète est saisi de vertige, parfois d’effroi devant ce monde qui se déploie, incommensurable dans son inquiétante beauté, comme distension de son espace intérieur. Ainsi dans la vision de la chose nue, c’est-à-dire dans son éclatante vérité, répond une épreuve dysphorique. L’inespéré débordant toute attente, le poète se trouve de nouveau confronté à une solitude profonde, seule l’œuvre arrache la chose à son évanescence, à sa fugacité, le travail du créateur étant de lui accorder une forme durable, et par là un supplément d’être.  La forme poétique peut ainsi accorder à la chose sa durabilité, la certitude de sa tenue, son indépendance. Par là même, la chose secrète dans ce qu’elle donne à voir, débordant tout regard ou toute prise, accède, par cette métamorphose, à l’existence même. La parole poétique cède la parole aux choses, des plus infimes aux plus vertigineuses, aux puissances titanesques de la nature comme à la détresse qui habite cette chair vouée à disparaître, cette face de la vie détournée de nous. 




L'île nue de Kaneto Shindo 
    

    
         Tout cherche à devenir lieu de fécondité, le désir désire s’accomplir au travers d’incarnations oxymoriques, effrayantes, séduisantes, sensibles, intelligibles et grotesques, formes doubles du poète et du monde. Une fois mises en mots, ces incarnations retournent au mystère de l’Invisible, de la même façon le chant poétique ne parvient à épuiser l’invisibilité des choses ici-bas, il faudrait passer son temps à déceler des apparitions. Là aussi, le poète ne peut montrer qu’une partie visible des choses, mais revisitées par la puissance de ces évocations et de ses métaphores.

  L’artiste transmetteur de signes venus de loin, les trouve, en fait, à proximité de lui ; toutes les «traces d’invisibilité» du monde, émiettées, diversifiées, s’identifient à des signes verbaux nés de l’âme et du corps du poète. Il faut retrouver le langage d’une pré-histoire, celle des voix d’enfance et des paroles du corps, d’où la participation active du sang du poète à son écriture alors que le seigneur inconnu qui l’habite continue de faire silence.
    Ce sont davantage les secrets de l’existence que le poète éprouve, la mort, le temps, le vide, mais il était plus rassurant de les placer dans une autre dimension jusqu’à ce qu’ils implosent sous le poids du non-sens ou de l’angoisse. C’est pourquoi la poésie se nourrit de ces images qui précèdent la parole ; au cœur de l’existence, elles sont issues du tréfonds de l’être, prennent racine aux sources du désir. En effet, jamais assouvi par le réel, le désir se nourrit d’absence, de manque, en somme d’invisibilité, il veut combler toute séparation. Le poème naît en creux de cette invisibilité, il naît du lyrisme du dedans et de celui du dehors qui disent le sublime et l’atroce de ce qui est à la fois visible et invisible, uni et séparé.
       Mais voilà l’errance est ressentie comme un insupportable exil, la terre est pour Cocteau le lieu de l’inachevé ; la boiterie lyrique nécessaire, entre appel et réponse, obéit plus souvent à une angoisse spéculative finissant par amputer le poète d’une partie de sa quête. C’est dans la grâce qu’il aurait dû vivre cet exil, comme un allègement de l’éphémère afin de fusionner avec le flux primitif de la vie. En effet, la terre de poésie est terre d’invisibilité à même la terre, terre baignée d’une lumière tardive au cœur de laquelle le poète pouvait secrètement trouver place et réponses à sa quête, c’est un lieu d’essence poétique car invisible à l’œil nu  ; cet exil célèbre la résistance du souvenir et la persistance d’un devenir. Si la reconnaissance lumineuse de l’exil aurait pu délivrer Cocteau de sa pesanteur, ne l’enfermant plus dans son œuvre mais l’amenant dans le dévoilement de l’autre, dans son être ouvert à une réalité sensible, si l’exil, patrie de l’Invisible, demeure trop souvent un arrière pays  ou une rive à atteindre, reste que le poète a fait de sa poésie un miroir susceptible de refléter, tous les lieux du monde, ici et maintenant.
       Cocteau a souvent conduit sa barque en eaux troubles : « N’ai-je pas laissé ma barque dériver sous prétexte qu’il fallait mal conduire sa barque ? N’ai-je pas échoué sur une île déserte ? » , mais à l’avant de cette barque obscure se profilent de prodigieuses ombres. Et même si le poète n’a pas toujours eu l’entière maîtrise de ses déplacements en terre d’exil, il n’a eu de cesse de passer ses rêves en contrebande afin que son chant de coq se métamorphose en chant du cygne.
        Dès lors, la poésie devient dans cet ex-ile, dans ce véritable lieu d’invisibilité, un chant permanent, un vide transmué en parole, un voyage sans fin et une lutte contre l’oubli de l’être ; le poème coctalien est à juste titre un signe visible qui jamais ne renonce à l’homme et se mobilise contre le néant :  

                           « Jamais ne se termine un homme / Jamais ne se calme un cri »

Sylvie Besson .