lundi 17 juin 2013

Julien Gracq

   Les Fantômes ont la parole.....




Dans la brume électrique de Tavernier


  Un soir, vers la fin de la semaine de la première semaine de mai, en patrouille avec Hervouët, une idée bizarre lui vint à l’esprit, il lui semblait qu’il marchait dans cette forêt insolite comme dans sa propre vie. Le monde s’était couché comme un jardin des Olives, fatigué de craindre et de pressentir, saoulé d’angoisse et de fatigue, mais le jour ne s’était pas éteint avec lui: restait cette lumière froide et limpide, luxueuse, qui survivrait au souci des hommes et paraissait brûler sur le monde évacué pour elle seule. C'était un étrange jour de limbes, lavé de la crainte et du désir. Ils atteignent les coupes, un jeu de carte et une bouteille vide s'offrent tel l'emblème de cette armée au bois dormant, mais il se sentait complice. Pourtant Hervouët lui dit que cette inaction lui pèse, ici, à la fin ça fait drôle; mais ils n'ont pas envie de rentrer et vont jusqu'à la frontière. Sensation de bien-être, Grange se glissait chaque fois dans la nuit de la forêt comme dans une espèce de liberté. Ils sont près de la frontière belge, la clairière se transforme en un lieu interdit et un peu magique, mi- promenoir d'elfes et mi- clairière de Sabbat. Hervouët dit à Grange que les passeurs ne passent quasiment plus personne. Complicité entre les deux hommes dans ces conversations chuchotées. Ils fumèrent un moment en silence. Jamais Grange n’avait eu comme ce soir le sentiment d’habiter une forêt perdue: toute l’immensité de l’Ardenne respirait dans cette clairière de fantômes, comme le cœur d’une forêt magique palpite autour de sa fontaine. « On n’est pas soutenus » avait dit Hervouët, le lien était coupé; dans cette obscurité pleine de pressentiments les raisons d’être avaient perdu leurs dents. Il est mobilisé dans une armée rêveuse. On eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille: il ne restait qu'une attente pure, aveugle, où la nuit d'étoiles, les bois perdus, l'énorme vague nocturne vous dépouillaient brutalement, comme le déferlement des vagues derrière la dune donne soudain l'envie d'être nu.

Julien Gracq, extrait d'un Balcon en Forêt.


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                                                       Tout Gracq en Pléiade!_____________ 

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