L'Invisible ou l'Ile visible de Cocteau.....
Essai de Sylvie Besson
La composition d’un Invisible à part entière est, poétiquement, une réussite. L’Invisible né des anges scripturaux et bipolaires, du spectre séduisant et baroque de la mort, réanime la poésie d’un souffle singulier ; l’on voit s’ébattre des silhouettes inconnues, se mouvoir des formes évanescentes, robes d’anges ou de mort qu’il s’agit de toucher au moins une fois. L’on observe des visages déjà disparus se mirer avec grâce, des constellations envahir l’espace du monde. Mais, toutes ces figures à géométrie variable n’appartiennent qu’au monde visible du poète qui parvient, avec brio, à les manipuler de façon à les rendre plus invisibles qu’elles ne l’étaient à leur commencement. Tout semble se jouer dans ce visible rendu invisible et non l’inverse. Le poète est donc un médiateur au sens orphique, et c'est toute une initiation qu’il doit subir pour parvenir à se jouer de « son » invisible avec une désinvolture feinte ; puis à se débarrasser, aussi légèrement, de ce qui est visible avec une telle gravité.
Mais ces formes fascinantes sont, in fine, vouées à disparaître ou à se décomposer, dépendantes de la mortalité ou de la matérialité que le poète leur prête, il faut accepter, de nouveau, de ne pas tout maîtriser de la démesure du visible comme de l’ubris de l’Invisible. En effet, si le poète donne la sensation de posséder le sens de l’Invisible comme un secret murmuré, s’il parvient à ne garder du monde que ce qui le rassure, ce monde, somme toute, ne dépend pas entièrement de lui. Il lui faut donc s’immerger dans le temps des choses, saisir la vie aux plus petits endroits et faire ressortir le merveilleux qui s’y cache, l’histoire du poète devient cette odyssée de l’esprit se cherchant dans la matière.
« Créer n’est pas déformer ou inventer des personnes et des choses. C’est nouer entre des personnes et des choses qui existent et telles qu’elles existent, des rapports nouveaux »
Cette croissance de l’œuvre est, dès lors, comme un accomplissement mystique, il faut être essentiellement poète, dans le sens où la vie la plus intime de l’esprit ne peut se disjoindre des choses en ce monde. Cocteau ne fait-il pas ainsi l’éloge de l’unité secrète d’une vie spirituelle et d’une volupté sensuelle, comme source de création ? Cette invisible unité que le poète décline à l’infini dans les miroirs d’Orphée, image esthétisée, image plurielle, image fétiche, image naturelle ou immatérielle, prend sens à travers lui ; le poète se lit comme un de ses poèmes car il est en tant qu’être orphique, être d’invisibilité autant que de chair et d’émotion.
Tout, dans le monde de Cocteau, procède de deux pôles antagonistes qui créent l’unité visible de son œuvre. Si le poète, par son écriture, maintient les êtres disparus en vie, il s’initie aussi à revenir vers le réel qui est le seul à émouvoir. L’artiste et son œuvre avancent riches de symboles, dans une marche jamais lourde, mais imprégnée de légèreté, d’humour et de fantaisie. Tout prend alors une allure spirituelle et sensuelle à la fois. L’ange et la mort sont autant des signes numineux que des formes généreuses, Orphée et son miroir sont autant des sources de méditation que des images d’esthète, mais c’est surtout le temps qui s’érige, sous la plume de Cocteau, en un rite du profane et du sacré. Le temps devient un désir renouvelé des plaisirs, un passage vers l’envers du décor et le reflet du poète. La nécessité de ce trait d’union naît d’un besoin de passer par soi, d’une équation personnelle d’un monde extérieur à soi et d’un regard sensible au monde de l’âme et du corps. Toute cette constellation de choses naît aussi d’une issue qu’est le regard poétique sur le réel, reste le poète lui-même.
Si l’abolition de la distance entre le sujet et l’objet tel qu’il le voit, puis le rend invisible aux autres, est une espèce de no mans’land poétique à partir duquel se voit réinvesti le monde familier et simultanément no mans’land à partir duquel naît l’espace du monde, le sujet semble affirmer un incessant désir de maîtrise du temps, de peur, sans doute, de se fondre dans l’insignifiant. Le poète est saisi de vertige, parfois d’effroi devant ce monde qui se déploie, incommensurable dans son inquiétante beauté, comme distension de son espace intérieur. Ainsi dans la vision de la chose nue, c’est-à-dire dans son éclatante vérité, répond une épreuve dysphorique. L’inespéré débordant toute attente, le poète se trouve de nouveau confronté à une solitude profonde, seule l’œuvre arrache la chose à son évanescence, à sa fugacité, le travail du créateur étant de lui accorder une forme durable, et par là un supplément d’être. La forme poétique peut ainsi accorder à la chose sa durabilité, la certitude de sa tenue, son indépendance. Par là même, la chose secrète dans ce qu’elle donne à voir, débordant tout regard ou toute prise, accède, par cette métamorphose, à l’existence même. La parole poétique cède la parole aux choses, des plus infimes aux plus vertigineuses, aux puissances titanesques de la nature comme à la détresse qui habite cette chair vouée à disparaître, cette face de la vie détournée de nous.
L'île nue de Kaneto Shindo
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Tout cherche à devenir lieu de fécondité, le désir désire s’accomplir au travers d’incarnations oxymoriques, effrayantes, séduisantes, sensibles, intelligibles et grotesques, formes doubles du poète et du monde. Une fois mises en mots, ces incarnations retournent au mystère de l’Invisible, de la même façon le chant poétique ne parvient à épuiser l’invisibilité des choses ici-bas, il faudrait passer son temps à déceler des apparitions. Là aussi, le poète ne peut montrer qu’une partie visible des choses, mais revisitées par la puissance de ces évocations et de ses métaphores.
L’artiste transmetteur de signes venus de loin, les trouve, en fait, à proximité de lui ; toutes les «traces d’invisibilité» du monde, émiettées, diversifiées, s’identifient à des signes verbaux nés de l’âme et du corps du poète. Il faut retrouver le langage d’une pré-histoire, celle des voix d’enfance et des paroles du corps, d’où la participation active du sang du poète à son écriture alors que le seigneur inconnu qui l’habite continue de faire silence.
Ce sont davantage les secrets de l’existence que le poète éprouve, la mort, le temps, le vide, mais il était plus rassurant de les placer dans une autre dimension jusqu’à ce qu’ils implosent sous le poids du non-sens ou de l’angoisse. C’est pourquoi la poésie se nourrit de ces images qui précèdent la parole ; au cœur de l’existence, elles sont issues du tréfonds de l’être, prennent racine aux sources du désir. En effet, jamais assouvi par le réel, le désir se nourrit d’absence, de manque, en somme d’invisibilité, il veut combler toute séparation. Le poème naît en creux de cette invisibilité, il naît du lyrisme du dedans et de celui du dehors qui disent le sublime et l’atroce de ce qui est à la fois visible et invisible, uni et séparé.
Mais voilà l’errance est ressentie comme un insupportable exil, la terre est pour Cocteau le lieu de l’inachevé ; la boiterie lyrique nécessaire, entre appel et réponse, obéit plus souvent à une angoisse spéculative finissant par amputer le poète d’une partie de sa quête. C’est dans la grâce qu’il aurait dû vivre cet exil, comme un allègement de l’éphémère afin de fusionner avec le flux primitif de la vie. En effet, la terre de poésie est terre d’invisibilité à même la terre, terre baignée d’une lumière tardive au cœur de laquelle le poète pouvait secrètement trouver place et réponses à sa quête, c’est un lieu d’essence poétique car invisible à l’œil nu ; cet exil célèbre la résistance du souvenir et la persistance d’un devenir. Si la reconnaissance lumineuse de l’exil aurait pu délivrer Cocteau de sa pesanteur, ne l’enfermant plus dans son œuvre mais l’amenant dans le dévoilement de l’autre, dans son être ouvert à une réalité sensible, si l’exil, patrie de l’Invisible, demeure trop souvent un arrière pays ou une rive à atteindre, reste que le poète a fait de sa poésie un miroir susceptible de refléter, tous les lieux du monde, ici et maintenant.
Cocteau a souvent conduit sa barque en eaux troubles : « N’ai-je pas laissé ma barque dériver sous prétexte qu’il fallait mal conduire sa barque ? N’ai-je pas échoué sur une île déserte ? » , mais à l’avant de cette barque obscure se profilent de prodigieuses ombres. Et même si le poète n’a pas toujours eu l’entière maîtrise de ses déplacements en terre d’exil, il n’a eu de cesse de passer ses rêves en contrebande afin que son chant de coq se métamorphose en chant du cygne.
Dès lors, la poésie devient dans cet ex-ile, dans ce véritable lieu d’invisibilité, un chant permanent, un vide transmué en parole, un voyage sans fin et une lutte contre l’oubli de l’être ; le poème coctalien est à juste titre un signe visible qui jamais ne renonce à l’homme et se mobilise contre le néant :
« Jamais ne se termine un homme / Jamais ne se calme un cri »
Sylvie Besson .
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