lundi 4 février 2013

Rodenbach


La sagesse deux fois perdue, le miroir se brise!

"Aucune femme aimée, aussi douce que fût sa ressemblance, n’a consenti que morte à se confondre absolument avec l’image de la femme, sa seule image et la même toujours, royale et sainte libératrice. L’amour ; le deuil. La sagesse deux fois perdue derrière son pur miroir, et trois fois retrouvée » (Armel Guerne à propos d'Aurélia de Nerval )


Glaces obliques où s’encadrent des profils équivoques de rues ; pièges miroitants qui capturent, à leur insu, tout le manège des passants, leurs gestes, leurs sourires, la pensée d’une seule minute en leurs yeux — et répercute tout cela dans l’intérieur des maisons où quelqu’un guette.
Ainsi, grâce à la trahison des miroirs, on connut vite toutes les allées et venues de Hugues et chaque détail du quasi concubinage dans lequel il vivait maintenant avec Jane. L’illusion où il persistait, ses naïves précautions de ne l’aller voir qu’au soir tombant greffèrent d’une sorte de ridicule cette liaison qui avait offusqué d’abord, et l’indignation s’acheva dans des rires.
Hugues ne soupçonnait rien. Et il continua à sortir quand le jour décline, pour s’acheminer, en de volontaires détours, vers la toute proche banlieue. Comme, à présent, elles lui furent moins douloureuses, ces promenades au crépuscule ! Il traversait la ville, les ponts centenaires, les quais mortuaires au long desquels l’eau soupire. Les cloches, dans le soir, sonnaient chaque fois pour quelque obit du lendemain. Ah ! ces cloches à toutes volées, mais si en allées — semblait-il — et déjà si lointaines de lui, tintant comme en d’autres ciels…

Les chaussons rouges de Michael Powell
Et le trop-plein des gouttières avait beau dégouliner, le tunnel des ponts suinter des larmes froides, les peupliers du bord de l’eau frémir comme la plainte d’une frêle source inconsolable, Hugues n’entendait plus cette douleur des choses ; il ne voyait plus la ville rigide et comme emmaillotée dans les mille bandelettes de ses canaux. La ville d’autrefois, cette Bruges-la-Morte, dont il semblait aussi le veuf, ne l’effleurait plus qu’à peine d’un glacis de mélancolie ; et il marchait, consolé, à travers son silence, comme si Bruges aussi avait surgi de son tombeau et s’offrait telle qu’une ville neuve qui ressemblerait à l’ancienne.

Rodenbach, Bruges-La-Morte

Lubicz-Milosz,


Le Miroir sans tain ou le possible retour...



Le vieux fusil de R Enrico
























J'ai senti mon cœur saisi
Par un son de clavecin
Sourd, jauni, quasi défunt,
Trouble comme le parfum
De pluie et de parchemin
Des in-folio latins
Et proche et pourtant éteint
Comme un moi-même indistinct
Au fond d'un miroir sans tain,
Étrange, secret tintouin
Intérieur et lointain,
Une de ces pauvres gammes
De bémols couverts, chagrins,
Qui réveillent dans les âmes
La sainte odeur des matins

De la claire adolescence
Et du profond des jardins
Et de l'eau dans le silence
Et du soleil sur le pain
Et du miel dans les faïences
Lourdes de mil huit cent vingt.
Et soudain, comme l'enfant
Ferme ses main étrangleuses
Sur le moineau grelottant
Trop tôt envolé du nid,
Oui, — qui le croirait ? — soudain
Comme quand j'avais vingt ans
(Enfant épris d'une enfant)


Lubicz-Milosz, La Gamme.(extrait)


Deguy Michel,


Je est un autre, Tu est mon Miroir !

Il est besoin d’un lecteur d’un geste d’un papier
D’un miroir Tu es visage ma feuille mon échancrure
Je suis le tissu pour que tu sois ton vide La surface
Pour que froisse la main L’aber où l’eau s’aiguise
Racine où le sol tressaille Ton blanc mon noir
Le creux pour ma difficulté le blanc pour que je sois
ce dessin que je ne serais pas Tu es peau pour
mon alphabet J’étais l’air pour que tu n’engorges

Sur la route de Madison d'Eastwood
Alvéole pour que tu fusses arcade

Deguy Michel, Madrigaux

dimanche 3 février 2013

Thierry Metz


Le miroir d'Orphée tient dans l'intime du regard....

La frontière de l'aube de Philippe Garrel


Orphée dans la Marne, avec de plus en plus de choses, avec de moins en moins d'êtres, séparé non par ce qu'on a mais par ce qu'on est.
L'Orphée de tous ces instants, en recherche, en quête... qui n'a peut-être plus envie de se retourner. L'ayant devant lui, le miroir qui s'efface.
Aller, c'est aller avec la mère. C'est l'approcher autant de la voix que du corps.
Mais son fils est mort et je dois aller.
Pourquoi cette autre noce ?
Trop certaine aura été cette langue qui n'est, peut-être, que le prototype d'une autre.
Mais il y a heureusement aussi ce qui en exprime l'œuvre. Et c'est cette condition qui permet d'aller et, peut-être, de revenir.
Je n'emporte rien puisque tout tient dans l'intime et immense espace du regard.
Des instants de ciel sans les pas.

Thierry Metz Carnet d’Orphée .

Philippe Jaccottet


L'encre serait de l'ombre, le miroir, la voix du

 jour .....


         Ciel. Miroir de perfection. Sur ce miroir tout au fond, c’est comme si je voyais une porte s’ouvrir.






Le jour se lève, Carné


N'écoutez plus le bruit de nos soucis,
ne pensez plus à ce qui nous arrive,
oubliez même notre nom. Ecoutez-nous parler
avec la voix du jour, et laissez seulement
briller le jour. Quand nous serons défaits de toute crainte,
quand la mort ne sera pour nous que transparence,
quand elle sera claire comme l'air des nuits d'été
et quand nous volerons portés par la légèreté
à travers tous ces illusoires murs que le vent pousse,
vous n'entendrez plus que le bruit de la rivière
qui coule derrière la forêt; et vous ne verrez plus
qu'étinceler des yeux de nuit...


.

Marcel Schwob

A la lueur des Miroirs.....

La petite marchande d'allumettes de Renoir

De son apparition
Je ne sais comment je parvins à travers une pluie obscure jusqu’à l’étrange étal qui m’apparut dans la nuit. J’ignore la ville et j’ignore l’année : je me souviens que la saison était pluvieuse, très pluvieuse.
Il est certain que dans ce même temps les hommes trouvèrent par les routes de petits enfants vagabonds qui refusaient de grandir. Des fillettes de sept ans implorèrent à genoux pour que leur âge restât immobile, et la puberté semblait déjà mortelle. Il y eut des processions blanchâtres sous le ciel livide, et de petites ombres à peine parlantes exhortèrent le peuple puéril. Rien n’était désiré par elles qu’une ignorance perpétuée. Elles souhaitaient se vouer à des jeux éternels. Elles désespéraient du travail de la vie. Tout n’était que passé pour elles.
En ces jours mornes, sous cette saison pluvieuse, très pluvieuse, j’aperçus les minces lumières filantes de la petite vendeuse de lampes.
Je m’approchai sous l’auvent, et la pluie me courut sur la nuque tandis que je penchais la tête.
Et je lui dis :
— Que vendez-vous donc là, petite vendeuse, par cette triste saison de pluie ?
— Des lampes, me répondit-elle, seulement des lampes allumées.
— Et, en vérité, lui dis-je, que sont donc ces lampes allumées, hautes comme le petit doigt, et qui brûlent d’une lumière menue comme une tête d’épingle ?
— Ce sont, dit-elle, les lampes de cette saison ténébreuse. Et autrefois ce furent des lampes de poupée. Mais les enfants ne veulent plus grandir. Voilà pourquoi je leur vends ces petites lampes qui éclairent à peine la pluie obscure.
— Et vivez-vous donc ainsi, lui dis-je, petite vendeuse vêtue de noir, et mangez-vous par l’argent que vous payent les enfants pour vos lampes ?
— Oui, dit-elle, simplement. Mais je gagne bien peu. Car la pluie sinistre éteint souvent mes petites lampes, au moment où je les tends pour les donner. Et quand elles sont éteintes, les enfants n’en veulent plus. Personne ne peut les rallumer. Il ne me reste que celles-ci. Je sais bien que je ne pourrai en trouver d’autres. Et quand elles seront vendues, nous demeurerons dans l’obscurité de la pluie.
— Est-ce donc la seule lumière, dis-je encore, de cette morne saison ; et comment éclairerait-on, avec une si petite lampe, les ténèbres mouillées ?
— La pluie les éteint souvent, dit-elle, et dans les champs ou par les rues elles ne peuvent plus servir. Mais il faut s’enfermer. Les enfants abritent mes petites lampes avec leurs mains et s’enferment. Ils s’enferment chacun avec sa lampe et un miroir. Et elle suffit pour leur montrer leur image dans le miroir.
Je regardai quelques instants les pauvres flammes vacillantes.
— Hélas ! dis-je, petite vendeuse, c’est une triste lumière, et les images des miroirs doivent être de tristes images.
— Elles ne sont point si tristes, dit l’enfant vêtue de noir en secouant la tête, tant qu’elles ne grandissent pas. Mais les petites lampes que je vends ne sont pas éternelles. Leur flamme décroît, comme si elles s’affligeaient de la pluie obscure. Et quand mes petites lampes s’éteignent, les enfants ne voient plus la lueur du miroir, et se désespèrent. Car ils craignent de ne pas savoir l’instant où ils vont grandir. Voilà pourquoi ils s’enfuient en gémissant dans la nuit. Mais il ne m’est permis de vendre à chaque enfant qu’une seule lampe. S’ils essaient d’en acheter une seconde, elle s’éteint dans leurs mains.
Et je me penchai un peu plus vers la petite vendeuse, et je voulus prendre une de ses lampes.
— Oh ! Il n’y faut pas toucher, dit-elle. Vous avez passé l’âge où mes lampes brûlent. Elles ne sont faites que pour les poupées ou les enfants. N’avez-vous point chez vous une lampe de grande personne ?
— Hélas ! dis-je, par cette saison pluvieuse de pluie obscure, dans ce morne temps ignoré, il n’est plus que vos lampes d’enfants qui brûlent. Et je désirais, moi aussi, regarder encore une fois la lueur du miroir.
— Venez, dit-elle, nous regarderons ensemble.
Par un petit escalier vermoulu, elle me conduisit dans une chambre de bois simple où il y avait un éclat de miroir au mur.
— Chut, dit-elle, et je vous montrerai. Car ma propre lampe est plus claire et plus puissante que les autres ; et je ne suis pas trop pauvre parmi ces pluvieuses ténèbres. Et elle leva sa petite lampe vers le miroir.
Alors il y eut un pâle reflet où je vis circuler des histoires connues. Mais la petite lampe mentait, mentait, mentait. Je vis la plume se soulever sur les lèvres de Cordelia ; et elle souriait, et guérissait ; et avec son vieux père elle vivait dans une grande cage comme un oiseau, et elle baisait sa barbe blanche. Je vis Ophélie jouer sur l’eau vitrée de l’étang, et attacher au cou d’Hamlet ses bras humides enguirlandés de violettes. Je vis Desdémone réveillée errer sous les saules. Je vis la princesse Maleine ôter ses deux mains des yeux du vieux roi, et rire, et danser. Je vis Mélisande, délivrée, se mirer dans la fontaine.
Et je m’écriai : Petite lampe menteuse...
— Chut ! dit la petite vendeuse de lampes, et elle me mit la main sur les lèvres. Il ne faut rien dire. La pluie n’est-elle pas assez obscure ?
Alors je baissai la tête et je m’en allai vers la nuit pluvieuse dans la ville inconnue

Marcel Schwob

Lionel-Édouard MARTIN,

Le Miroir réfléchit le chemin.....


Le monde a la simplicité de l’arbre, des prairies, des premières fleurs aux branches ; les brumes se lèvent, libérant les taillis et les villages. Les labours travaillent la terre à grande force neuronale ; et par les colzas, les genêts, le jaune est exhaussé vers le pauvre soleil. Non, rien de noir, rien qui valide l’obscurité. La plus humble rigole reflète en miroir une lumière incontestable.


Finis Terrae de Jean Epstein
Lionel-Édouard MARTIN, Brueghel en mes domaines (extrait) , Editions Le Vampire Actif