vendredi 8 février 2013

Pessoa


Nous sommes condamnés par nature au reflet !


Je ferai peut-être un jour un poème à moi,
un poème bien à moi, où faire aller mon être,
où dire ce que je sens et ce que je suis,
le dire sans penser, sans feindre et sans vouloir,

comme un vrai lieu, celui où vraiment je me trouve,
où l'on pourrait me voir tel que vraiment je suis.
Ah, mais qui est capable d'être celui qu'il est ?
Qui est celui qu'il est ? Qui ?... Ombres de nous-mêmes,

Written on the Wind de Douglas Sirk

nous sommes condamnés par nature au reflet.
Mais au reflet, branches irréelles de quoi ?
Peut-être du vent seul qui nous ferme et nous ouvre

  Pessoa, Cancioneiro.

Caldéron



Miroir ou illusion, la vie est une ombre


"Nous habitons un monde si étrange
que la vie n'est rien d'autre que songe "



Gloria de Cassavetes


SIGISMOND. - Cela est vrai. Réprimons donc cette humeur farouche, cette fureur, cet esprit de domination, si jamais le rêve recommence ; et nous ferons ainsi, puisque nous sommes dans un monde si étrange que vivre ce n'est que rêver, et que l'expérience m'enseigne que l'homme qui vit rêve ce qu'il est, jusqu'au moment où il s'éveille. Le roi rêve qu'il est roi, et vivant dans son illusion, il commande, il dispose, il gouverne. Et ces ovations qu'il reçoit et qui ne lui sont que prêtées, s'inscrivent dans le vent et en cendres la mort les change, cruelle infortune ! Et que l'on veuille encore régner, quand il faut finir par s'éveiller dans le sommeil de la mort ! Le riche rêve de sa richesse qui lui donne tant de soucis ; le pauvre rêve qu'il subit sa misère et sa pauvreté. Il rêve, celui qui commence à s'élever ; il rêve, celui qui s'agite et sollicite ; il rêve, celui qui offense et outrage. Dans ce monde, en conclusion, chacun rêve ce qu'il est, sans que personne s'en rende compte. Moi, je rêve que je suis ici, chargé de ces fers, et j'ai rêvé que je me voyais dans une autre condition plus flatteuse. Qu'est-ce que la vie? - Une fureur. Qu'est-ce que la vie ? - Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes.

La vie est un songe, Caldéron

Lagerkvist



"Les Hommes aiment à se voir reflétés 

en des miroirs troubles " (P Lagerkvist)




Chunking express de Wong Kar-wai. 


 Elle se déverse sur les heures indifférenciées
lorsque les rues se tournent vers le matin
Et lorsque les corps qui ne se sont pas trouvés
se détachent l’un de l’autre abusés et tristes
Et lorsque les hommes qui se haïssent
sont obligés de coucher ensemble dans un même et seul lit :
Alors la solitude s’en va dans les fleuves…
Ô homme, ô puits où se mirent les étoiles.
Combien de fois du regard n’ai-je sondé ta profondeur
et cherché à déchiffrer le double sens de ton énigme.
Combien de fois n’ai-je voulu me désaltérer de clarté,
de certitude
à cette eau impure, profonde,
si bien faite pour refléter les étoiles
mais non pour apaiser la soif et l’angoisse de l’âme.
Ton breuvage est éventé et tes profondeurs troubles
et la brillance de l’étoile n’est chez toi qu’empruntée.
Et pourtant — l’énigme du firmament entier
n’est rien comparée à l’énigme de ton miroir.

P. Lagerkvist

jeudi 7 février 2013

Rilke

Narcisse en son miroir....

Miroirs

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit
ce qu’en votre essence vous êtes.
Intervalles du temps,
combles de trous, tels des tamis.
Vous gaspillez encor la salle vide
au crépuscule, profonds comme un bois.
Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure
de cerf votre aire inaccessible.

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.
Plusieurs semblent passés en vous, —
d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

Breakfast of Pluto de Neil Jordan
 Mais la plus belle restera,
jusqu’à ce que dans ses joues lisses,
clair et défait, pénètre le narcisse


 Rainer Maria Rilke,  "Sonnets à Orphée"

Rodenbach


De miroir en miroir, l'ombre de la mort....



Citizen Kane d'Orson Welles





Aux heures de soir morne où l’on voudrait mourir,
Où l’on se sent le cœur trop seul, l’âme trop lasse,
Quel rafraîchissement de se voir dans la glace !
Eau calme du miroir impossible à tarir ;
On y s’oublie ; on y dérive ; on y recule…
Oh ! s’en aller dans le miroir réfrigérant
Périr un peu comme en une eau de crépuscule,
Une eau stagnante, une eau sans but et sans courant
Où le visage nu sombre à la même place.
On se poursuit soi-même, on se cherche, on se perd
Dans le recul, dans la profondeur de la glace ;
On s’y découvre encor, mais comme recouvert
D’une eau vaste et sans fin, à peine transparente,
Qui fait que l’on se voit, mais pâle et tout changé :
Visage qu’on aura malade ou très âgé,
Visage tout simplifié qui s’apparente,
Silencieux, avec celui qu’on aura mort…
Le soir de plus en plus en submerge l’image
Et l’enfonce comme une lune qui surnage,
Et l’affaiblit comme les sons mourants d’un cor.
Visage en fuite et que toute l’ombre macule,
Visage qui déjà se semble avoir fini
D’aller jusqu’à l’enlizement dans l’infini.
Ô ce jeu du miroir où soi-même on s’annule !


Extrait du Soir dans les vitres, Rodenbach

André Frénaud

Le Miroir ou la part sensible du monde !



Maris aveugles d'Eic Von Stroheim, image que je dois au cinéphile Florian Poinot.

   Noircissant parmi les pierres, étirait la rivière sa langue torse qu'un déboulement au soir venait laper... Moutonnement grenu des bêtes ou le frais de la réalité de dessous la terre, je ne savais.
   Au jour, entre les branches strictement véhémentes, la lumière et l'ombre des pins se rapprochaient pour construire, sans trembler qu'avec noblesse, un miroir, oui... comme une vitre réfléchissante où pût apparaître le vrai monde, la face bleue de l'ange.

André Frénaud,  "Passage de la visitation" (extrait)

Bernanos

Bernanos ou  la dualité singulière du miroir.... 

L’épreuve vient de Dieu. Je l’attendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout d’une telle bouche. C’est de Dieu que je reçois à cette heure la force que tu ne peux briser.
Au même instant, ce qui se tenait devant lui s’effaça, ou plutôt les lignes et contours s’en confondirent dans une vibration mystérieuse, ainsi que les rayons d’une roue qui tourne à toute vitesse. Puis ces traits se reformèrent lentement.
Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de soi-même.
Que dire ? C’était son visage pâli, sa soutane souillée de boue, le geste instinctif de sa main vers le coeur ; c’était là son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier, ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie… Hé quoi ! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents à l’ennemi qui nous guette ? Sommes-nous donnés si désarmés à sa haine pensive ?

Derrière le miroir de Nicolas Ray
Bernanos, Sous le soleil de Satan