Ce tissage poétique convoque tour à tour la musicologie, l’esthétique, les sciences, l’architecture, la peinture, le cinéma, le jazz… et unit tous ces domaines au fil d’intuitions lumineuses pour tracer, peu à peu, à travers l’imprégnation de lignes poétiques omniprésentes, la naissance de l’esprit moderne. D’où une sorte de volonté terrestre de creuser le poème dans ses moindres tranchées, tant la lyre de Beck suscite une émotion bizarrement ré-accordée tout aussi bien qu’une impression de victoire arrachée aux accords du réel. La poésie beckienne est cette
(et non sèche), cette lyre qui parcourt la terre sans partis pris, l’écoute sans épanchement, donnant aux mots la puissance de restituer dans un même espace donné les choses telles qu’elles ont été, sont et seront, concrètes et imaginées, vivantes et fictives : toute la langue beckienne est un
Cet art de penser un rythme universel, Beck parvient donc à le mettre en scène en de multiples variations et le thème d’un tempo lié au pouls du monde prend un mouvement physique renvoyant au corps du poète, un tour de force de la main interrogeant la linéarité ou non de la pensée. Quelle écoute pour l’œil ? Quelle musicalité pour l’esprit ? Quel geste pour l’écriture ? Il faut bel et bien creuser la métaphore du sillon pour ré-enchanter l’œil de tous les désordres de la vie. Beck use et abuse, en ce sens, du préfixe « re- », en tant qu’éternel recommencement de la question du vers se retournant sur lui-même pour aller à la ligne, les lignes étant aussi, dans sa prose poétique, un espace à reprendre. Si cette structure habile de la « reprise » remet en question le langage qui, selon Philippe Beck, a
« une force de totalisation, une puissance d’infidélité au réel, de simplification exagérée », il faut donc, toujours et encore, remonter formellement aux sources afin d’entendre l’authentique martèlement de la Voix qui peut connaître l’avenir. Dès lors, le lecteur continue d’assister à la traversée de plusieurs voix, celle d’une voix familière et à part, celle d’une poésie extérieure à soi dont la visée est de s’explorer sans se tasser sur elle-même, celle d’une voix jouissant du grand écart entre prose scandée et vers bref, virevoltant dans l’oxymore renouvelé du
« Rude merveilleux ». C’est pourquoi cette revendication de rudesse est assumée, intensifiée, et pensée. Beck retrace, à l’instar du
« Sillon Bœuf » de
Boustrophes, la naissance d’un vers qui se métamorphose, d’une poésie qui s’approfondit, reconduisant à chaque fois la coupure mélodique des phrases et cherchant à rejoindre le rythme antique qu’il s’agit de sortir de terre afin de faire le voyage à rebours et de conférer au Verbe toute son Oralité, en consolidant des morceaux épars par ce regard lucide sur la tessiture du monde. Le poète retourne donc le vers comme la terre versée (verset ?) dans un cycle de vie, et l’hybridité poétique oscille entre mémoire et recommencement, relecture des sources et écoulement du présent. Ainsi le lecteur ne cesse jamais de remonter le fil du fleuve et de suivre la démarche d’une pensée rigoureuse et complexe, les seules métaphores filées autorisées étant dans l’œil de ce dernier qui adopte la cohérence d’un chemin. De ce fait, tous les recueils enjoignent la forme poétique de faire l’éloge de la ligne et de son revers, réalisant l’ouverture du poème, délivrant l’œil de tout regard prosaïque, le réel étant saisi avec les yeux du philosophe capable de le mettre à nu, non pas par des systèmes caducs, mais par des poèmes-compagnons de route : une poésie qui dit l’acharnement du Poète à faire de la langue un espace à sillonner, un
champ fait de fréquents haltes et retours afin de ne jamais rester en jachère :
« Le fruit de vie tendue
est une capacité de mieux faire
tout. »
D’où des milliers de vers,
efforts dedans sortis.
(boustrophes, « Variation XX »)
Beck investit la Poésie en un dur combat de reconstruction, les noms de lieux et les détails ne suffisent donc pas pour redire un paysage. Il faut savoir mesurer toute l’ampleur de son ignorance afin de relever l’universel de dessous l’uniforme du langage. C’est pourquoi le paysage n’est pas un simple prétexte à mots, puisqu’il existe. Il est aussi parcouru dans l’imaginaire : c’est le Lignon de
L’Astrée se déVersant au rythme de la Loire,
le Lignon qui, vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant infini par cette plaine. Une réalité poétique existe certes dans les fragments cités mais aussi dans les néologismes, ces derniers étant là pour traduire un espace neutre sans cesse en mutation :
« Les mille rides blanches avancent. Elles futurent et toujournent. » (De la Loire, « V.d.p. 21. Moment Basse-Indre 4. Bac. »). Le néologisme beckien n’est d’ailleurs jamais magique, il crée davantage d’étrangeté que de séduction, car les sentiments éprouvés au cours d’une flânerie n’appartiennent qu’à cet instant de promenade. Le poète se doit par conséquent d’inventer ce qui pourrait être un même lieu en un autre temps ou inversement, une même balade en des temps reculés ou à venir. Le vers paysager de Beck offre une pleine image de la nature, faces et façades obscures, falaises et fissures scintillantes, et l’on entend bien la nécessité de recourir à des élisions d’articles et à des majuscules pour effacer les dernières traces d’individualité. Et si on appelle très précisément abysses les lieux les plus profonds de l’océan dès l’instant où la lumière solaire ne les atteint pas — si bien qu’il semble difficile de suivre l’apparent hermétisme de Beck lorsqu’il se saisit de cet art qui consiste à
« donner naissance à une étoile dansante » —, il est évident qu’en lisant et relisant Beck, avec passion, on se rend compte que celui-ci éclaire le réel par sa conception circulaire et cyclique du temps, en ce qu’elle l’amène à se tourner vers le jour comme vers un lendemain ou un avenir radicalement nouveau. N’est-ce pas d’ailleurs le propre des œuvres portées par une vérité de provoquer des aurores qui ne soient pas de simples trompe-l’œil ?
En somme, la volonté beckienne de dire l’Universel, le désir du poète de pénétrer dans toutes les sphères de la création, arrachent avant tout le masque qui n’élèverait que surnaturellement la poésie au rang de totem ou de tabou. Seul le visage qui s’annonce dans ses recueils tremble sous le sens, les choses tentent de reprendre leur place, versées dans les yeux du guetteur qu’est le Poète ; il y a, somme toute, chez Beck, ce rougeoyant démon de la vie plurielle ; celui-ci règne de manière inconditionnelle dans les naissances et les formes plastiques de ses vers, accouchant d’une poésie à nu, sans leurre, une poésie à vif, à même la chair, féconde et puissante :
Lyres sont des Lettres
de t.
Tu es le contour écrivant.
Dans le groupe de parenthèses.
Tu composes le thème.
J’écris la version
retournée
de la silhouette-esperluette
E comme
arabesque, ligne de b.,
amplitude de carte ou substance,
et Exactement
sur de la terre.
(Lyre Dure, « Lyre d’& VII »)
C’est d’ailleurs par ce retour à la terre, à la chair, que la poésie se gonfle et peut rendre le réel qu’elle a ravi pour le « dire en poésie » et faire de la langue un espace à habiter. Et c’est seulement grâce à ce parcours et à ce retour physique que la lyre beckienne redevient mouvement vers l’humain. D’où la nécessité de forger le néologisme d’« Impersonnage » afin de faire du poète une réalité parmi d’autres. À partir de cette posture, et loin de toute imposture, ressortent de la voix du Poète les multiples échos des voix traversées, un Sujet lyrique et à la fois critique, présent et absent, un sujet qui œuvre dans le toucher du monde et dans sa profondeur perdue, en quête d’un « Reden ». Enfin, dans cette réflexion sur une mémoire préconsciente de l’origine, la poésie de Beck ne se situe pas à l’opposé du futur, mais contient tous les futurs possibles, le rythme beckien reprenant chaque trace du passé, exprimant de cette manière une infinité d’avenirs comme l’avènement d’une histoire du multiple, d’une diversité en devenir, toujours orientée vers un cycle, même si cet avenir paraît aussi complexe et imprévisible que l’origine :
Fille Unique spécialise
des cendres.
Ou fille isolée.
Hiver met un manteau sur tout,
et printemps enlève le manteau
de tout, et notamment des tombes.
La glace-manteau.
Tombes sont des pétales dans quel vent ?
Printemps enlève texte d’eau et de nuit.
(Chants populaires, « 7. Cendres »)
En conséquence, la lyrique beckienne inaugure une poésie qui travaille à se reconstruire et qui déploie ce qui fait l’essence du monde à travers les pulsations du passé et les failles du silence, non pas une langue étrangère et obscure mais une langue prenant forme et signification dans le poème, une langue qui absorbe tout ce qui passe à sa portée, esquissant le rythme des jours, la cadence de l’Histoire au carrefour de nos voix, une langue qui précise, avide, pointe du regard le réel tout en engourdissant les sens individuels, une langue, enfin, qui rénove la Poésie grâce à un lyrisme paradoxal, imprévu et millénaire, confiant, sans nul doute, son espoir vif dans la puissance du dire poétique.
Voici des lyres dures
ou des poèmes cordés.
Durs par fermeté
et contenance de sentiment
ou constance de musique.
Constance de fonds.
La grosse corde y musique
par des ragages
et des stries.
Le plumage sonore
se tresse
comme un thyrse de plumes,
puis
lisse ou flatte une grosse caisse
inverse,
fleur-baguette sur la Harpe
Discontinue
(cette peau aérienne et tombante
appelée vie),
et reprose les ficelles
p.
Emma les dicte
et la grosse plume
âne-avion
comme la voile
qui dit le bateau
note les instructions
continues.
Un arc tend les amusements
et emploie l’époque.
Et les barrages poids.
Vision-Manganelli
scintille muette
comme un Cheval.
Chevalinité ignore
eau et boue.
Robustesse Abstraite.
Assis ou debout dans l’oubli ?
Non.
Assis ou debout, peu couché
à Mémoire, Pays de Roubli
et Provision.
Roubli, maison de marais prévenu
par la nuit de brume sentie,
et transformation.
Le Mandat du Marécage,
et les rosages,
le bateau fumée du Gabon,
plongé à Nuit Relative −,
je les vois
comme l’Acte Marital de monde.
Mosaïque safran, bois brésil
de Ceylan.
Et sérendipité de toi.
(Lyre Dure, « prologue »)
Ce dire beckien n’est d’ailleurs pas un acte isolé et contemporain, mais participe d’un effort d’ouverture de la conscience poétique à un espace plus large, la démonstration « lyrique » du poète exigeant plusieurs temps, comme la musique demande les mouvements de la symphonie. Il s’agit là d’une volonté de « déprogrammer la littérature », volonté qu’on trouve, par exemple, dans les
Essais de Montaigne, œuvre libre et mêlée, accumulant et combinant les citations et les questions les plus diverses, à mille lieues de tout genre et de toute catégorie littéraire. À l’œuvre trop maîtrisée, froide, propre, intellectuelle, à la mort en quelque sorte, Beck préfère l’œuvre longue, l’œuvre qui passe la capacité de la tête, l’œuvre où l’on peut perdre pied, l’œuvre au cœur de laquelle on ne sait plus très bien ce qu’on fait, comme dans toute réalité. On comprend pourquoi inventer une versification, tailler sa propre modernité, la sculpter en quelque sorte, font partie intégrante de son travail ; il faut, selon la belle expression d’Isabelle Barbéris,
« entendre Philippe Beck “l’Impersonnage” lire sa poésie et devenir ce “corps parlant, agrandi” ». En effet, il faut véritablement l’écouter afin de voir apparaitre le
« monologue extérieur » qui se joue dans son écriture. Cette conversation/monologue est d’ailleurs magistralement orchestrée par Philippe Beck dont le style adopté traduit de la manière la plus signifiante les abîmes secrets de l’homme tout en semblant ériger la Poésie, face à cette incommunicabilité foncière, comme le moyen privilégié pour aller à la rencontre de l’autre :
Dans l’ancienne poussière, qui trame le revêtement de l’air. « La vie en nous est comme l’eau du fleuve. Il se peut qu’elle monte cette année plus haut qu’on ne l’a jamais vue, et submerge les plateaux asséchés » (Thoreau). Étoile du soir balaie le tapis véritable, Tapis Éclaireur ou Tapis-Miroir, avec un motif d’hirondelle volé. (De la Loire, « V.d.p. 12. Moment Trentemoult 2. Soir. »)
L’auteur embrasse une construction éclatée, unifiée par une langue forgée dans le creuset du monde. Un style palpite comme une onde rythmique, un style qui ralentit ou s’emballe à la mesure des poèmes, scandant ce
« monologue extérieur » continu, sautant insensiblement d’une idée à une autre tout en gommant les à-coups de la pensée. Beck dit la soif des mots comme celle des premiers gestes, et fait de l’écriture un recommencement dialogué avec la beauté originelle de la Terre et l’horizon des êtres. Il saisit une « écriture plurielle » des vies, écoute l’univers et y unit sa propre écoute à peine murmurée, entre extériorité et intériorité. En effet, le poète sait se fondre dans la nature, dire aussi bien la nervure d’une feuille nourricière ou seulement son frémissement, saisir l’attente, les embardées du réel, les ombres silencieuses, les disparitions, les envolées du jour, les troubles de la mémoire… et les désirs à venir. On quitte alors ce poète assis sur l’horizon, l’œil rasséréné de fraîcheur et d’apaisante nouveauté, heureux de regarder face à face des « ponts de couleurs » puisque, pour Beck, il s’agit d’unir tous les réalités en balafrant, en entaillant, en réécrivant les possibles de la langue, en
arrachant des pages de vie et en démultipliant des esquisses afin d’exprimer et tout à la fois d’exposer ce qui semble inédit parce qu’étouffé par le poids de la langue. Beck révèle des perspectives nouvelles par une espèce de violence au cœur d’un champ littéraire qui rompt et relance, enjoignant toute lecture à mesurer ce que chaque mot, chaque vers et chaque phrase sont à même de faire surgir autrement. Le poète aère ainsi le lyrisme critique en créant à partir d’un « Hors soi » :
Un volume/sans vieillesse
est un groupe de tuyaux
du savoir sonore
comme en amour
un tuyau secondaire sonorise quelquefois
l´orgue silencieux :
tout seul, son tube fondamental se tait.
Le tube doré et silencieux
a besoin
du tuyau secondaire
pour être public.
(Inciseiv, « Poème liminaire »)
En fait, tracés, sillons, plis et retours permettent au vers de courber la phrase tout en dessinant une nouvelle manière de penser l’homme et les choses :
J’ai sorti des citations de l’eau, ici et là, maintenant. Et l’eau fixe de maintenant. Cordes de lune comprises. Les ailes de Loire sont dans les cœurs passants. (De la Loire, « Vague de pierre 40. Moment Aile Générale. » Excipit)
En conséquence, l’écriture de Beck est
ce Maintenant universel accroché au réel, à la matière des jours, des lieux et du temps où l’on déambule, donnant à entendre des bribes de vie en des vers travaillés par la trouvaille, sa poésie ne se laissant jamais emporter par un lyrisme vain, le rythme prenant corps dans cet homme qui se cache derrière d’autres histoires, et qui laisse échapper, sans doute, un « dur désir de durer ». À tout instant, au détour, au retour d’un vers, on plonge dans cette pâte du langage qui colle aux doigts et laisse l’évidence s’imposer par le poème. Et que fait le Poème ? Il impose ses évidences et l’évidence de vivre. Tout y est, la distorsion qui tord le cou à l’éloquence, la rupture qui est dans le rythme et met le vers en état de choc, le flux verbal qui continue à courir dans la discontinuité, tout ce qui fait du poème une spirale, une poésie excentrique, entendons vivante et énergique, tournée vers la nouveauté, sans omettre un humour que la langue s’applique à elle-même, peut-être pour se guérir de son incapacité à consoler l’homme ?
La vie nommée sera-t-elle jamais la vie ? Beck répond en prolongeant l’allégresse du vers retourné, en faisant de ses textes foisonnants et déconcertants une « kermesse héroïque ». Et si cette poésie peut être difficile, dispositions typographiques, parenthèses, ellipses, mots en figures allégoriques, aphérèses, néologismes, coq-à-l’âne, tous ces décalages ne sont rien d’autre que des signes présents avant le vers, la fin d’un discours disparu qui cependant s’obstine, revient sur ses points d’appui d’un texte à l’autre, se relance de la terre à la terre. Le poète habite non pas l’hermétisme mais l’éclat — non seulement la source de lumière — mais cet éclat du silex qui saute quand on taille la pierre, l’Outil, le Poème. Ainsi peuvent surgir des images éblouies et l’insolite peut miner le tragique comme les histoires que se racontent les enfants. Et même si l’on perçoit tout juste une étrange migration de l’obscur à travers la banalité du réel, le poète n’a de cesse de lutter contre tout ce qui le laisserait sans « Voix objective », allant jusqu’à traduire des paroles universelles qui s’éloignent puis ressurgissent, disposant de vers qui basculent et bousculent tout à la fois.
In fine, la poésie de Beck
« est comme la barque de Kafka, le signe qu’il y a eu des mouvements dans l’eau » (De la Loire, « V.d.p. 22. Moment Couëron 1. Matin. »), une poésie palpitante, sauvage, extraordinairement inspirée, une Poésie de naissance, de re-naissance, une œuvre écrite en plein jour.
Sylvie Besson
D.R. Texte Sylvie Besson
pour Terres de femmes