Entre miroir et eau, la surface réfléchissante du poète .....
Par Sylvie Besson
Cocteau ou le Miroir aux alouettes ?
L’idéal grec de Cocteau correspond à une certaine
nostalgie d’un passé mythique et onirique, mais repose surtout sur une valeur
esthétique visible et référentielle tout en constituant un objet
subversif . Les valeurs de cette esthétique s’appuient sur le dynamisme, la diversité
contre l’uniformité et la stagnation d’un monde artificiel :
« C’est, paraît-il, un crime social
que de souhaiter la solitude. Après un travail, je me sauve. Je cherche un
nouveau terrain. J’ai peur du mou de l’habitude. Je me veux libre de
techniques, d’expérience, maladroit. C’est un être velléitaire, un acrobate, un
fantaisiste. Pour l’éloge un : magicien » (p871, La diff)
Il s’agit pour le poète orphique de sortir des cercles trop mondains
dans lesquels il s’exhibe pour retrouver des havres
de paix, un tel souhait restitue l’intérêt à l’objet du désir qu’est le miroir.
Il faut s’occuper de l’envers des choses autant, si ce n’est plus, que leur
endroit :
« C’est cette rage de lutter contre des crampes qui me vaut
d’être un homme recouvert de légendes plus absurdes les unes que les autres.
Invisible à force de fables monstrueusement visibles de ce fait. » (p 870, id)
Le poète veut éviter le transfert de même à même qui n’est dans ce
milieu qu’un échange stérile, Eurydice ne mène nulle part.
L’artiste désire rechercher l’autre dans son miroitement, comme miroir de soi,
sans médiation mondaine ou sociale mais dans ce qu’il a d’idéal. L’identité
masculine/féminine tient à distance toute aliénation sociale et nie celle qui
se fonde sur une seule représentation sociale. L’Autre est un objet-fétiche que
la société ne peut saisir d’un seul regard. Ce que prône Cocteau dans cette quête
de l’Autre, notamment en statue grecque, rejoint certes la forme classique
qu’il impose à nombre de ses poèmes, mais insiste davantage sur le masque
parfait de la vie extérieure, car sans lui le sujet n’aurait rien à cacher.
Dans ses dessins, Cocteau « rappelle
que la puissance du sexe procède
partiellement de la difficulté de son dévoilement.». L’on retrouve ce même désir d’avancer
merveilleusement masqué au cinéma comme « un blason à déchiffrer » (p92,
id) :
« Or, le Sang d’un poète n’est qu’une descente en soi-même,
une manière d’employer le mécanisme du rêve sans dormir, une bougie maladroite,
souvent éteinte par quelque souffle, promenée dans la nuit du corps humain. Les
actes s’y enchaînent comme ils le veulent (…) à nous devenir une
énigme. » (p891, La diff).
Ces écrits grecs, ces marges
cinématographiques, ces amitiés aux profils diaphanes, ces corps nus
photographiés tels des athlètes répondent à une vision quasi rédemptrice
du monde : une sorte d’héroïsme poétique, physique et artistique au quotidien.
L’Autre coctalien comme objet de désir est jeune, beau, tantôt aventurier,
tantôt poète. Ces deux dernières figures se retrouvent chez l’athlète grec.
Cocteau tente de repérer l’humanisme en insistant sur une beauté plastique qui
ne peut s’exprimer qu’à condition de ne rien faire qui soit utile à une
modernité industrielle ou mercantile. La modernité grecque ou le merveilleux moyenâgeux
sont le retour du caractère esthétique d’un naturel si riche en
invisibilité :
« L’ensemble offre un spectacle extraordinaire, / Difficile à
comprendre au premier coup d’œil. / Les lignes de la main seraient l’itinéraire
/ De quelque route acrobatique d’écureuil. // (…) Non. Cela ne ressemble à rien
d’autre qui puisse / Etre dit autrement que je ne vous le dis // (…)/ C’est du
moins le tableau des îles sous nos ailes. / Corps à corps endormis ces garçons
quels sont-ils ? // (…) / Leurs corps étaient aussi confondus, mais de
neige / Et d’albâtre, une troupe de corps nacrés »
Le regard de Cocteau consiste à prendre
l’être comme œuvre d’art afin de confondre cette œuvre d’art et la vie en un
même élan, reprenant de l’extérieur cette fois le principe de la
chose naturelle comme lieu heuristique. L’Homme ainsi idéalisé est une
forme pure, sculptée par la Nature poétique. L’éphèbe désigne l’individu en
tant que synthèse de l’individu, alors que les vraies statues, encore plus
éphémères que le sujet représenté, ne montrent que le héros dans l’instant de sa gloire.
Cocteau s’intéresse à l’image du corps masculin, non pas celui d’un individu en
particulier, mais un idéal prenant le corps comme objet d’une curiosité,
érotisé, incapable surtout de venir à bout de ses secrets. L’Autre est
l’instant qui dure, il privilégie ainsi le regard du curieux, le poète en quête
d’invisibilité. L’âme humaine est rendue visible sur le visage, à condition que
ce visage soit regardé comme objet de réappropriation matérielle, comme
portrait laissant supposer la profondeur à partir d’une apparence
superficielle : « Nous
portons tous en nous quelque chose de roulé comme ces fleurs japonaises en bois
qui se déroulent dans l’eau.» (Opi,
p608).
Certes, le héros
grec appartient au type narcissique, mais il n’est pas moins homme pour
autant, il élabore une sorte de morale esthétique selon laquelle le spectacle
de la beauté masculine se justifie par la discipline virile qu’il exige, tout
en révélant une force subversive. Il faut effectivement que l’athlète soit
« au repos », ce qui le rapproche d’une certaine mélancolie, menacé
par l’ombre de la mort. Ainsi le dessin de Jean Desbordes endormi évite toute
forme étrangère susceptible de venir coloniser l’œil du poète. L’expression
poétique de l’Autre cesse d’être la manifestation esthétique d’une
superficialité pour devenir l’un des signes de croyance profonde en l’existence
d’une poésie réellement dépendante de l’envers de la vie, poésie qui se joue
dans l’ombre miroitante de la mort, sans qu’aucune force surnaturelle
préexistante n’apparaisse. Les frémissements de la mort deviennent palpables,
des choses cachées que le poète exhume avec délicatesse :
« Ce coup de poing en marbre était boule de neige,
Et cela lui étoila le cœur
Et cela étoilait la blouse du vainqueur,
Etoila le vainqueur noir que rien ne protège.
(…)
Ainsi partent souvent du collège
Ces coups de poing faisant cracher le sang,
Ces coups de poing durs des boules de neige,
Que donne la beauté vite au cœur en passant »
De la même façon, la boule de neige de Dargelos
ou la beauté mortifère s’avère être un masque paradoxal, car non exempte d’un
certain exhibitionnisme, d’une certaine visibilité, moins façade que surface.
Cette surface mélancolique semble, par ailleurs, trop poétique pour être
maladive. Le repos hellénique ou la sauvage poésie de l’adolescence, par sa
profonde harmonie avec la nature du monde, incarne tout ce qu’il y a de plus
pur, insistant sur une lecture non symbolique de la pose contre toute forme
d’ennui, de perversion ou de vide. L’Invisible
coctalien est à la surface des choses comme le secret des reliques du
Moyen-âge qui rappellent la profondeur miroitante de la chose ensevelie :
« L’un de nous visitait les glaces de mémoire, /
L’autre les mélanges que
Font / Le soleil et
la mer en remuant leurs moires / Par des vitres au plafond. // (…) Je restais
immobile à t’observer. Le coude / Au genou, le menton en l’air. // Je ne
pouvais t’avoir puisque rien ne me soude / Aux mécanismes de ta chair. // Et je
rêvais, et tu rêvais, et tout gravite / Le sang, les constellations. »
L’idéal de la figure du dormeur en statue grecque possède un caractère
ambivalent, mélancolique, naturel, mais également figé, moderne, et bien plus insaisissable
que les anges, figures de l’ennui et du vide. L’Autre comme idéal grec n’est-il
cependant pas voué à une mort guerrière, héroïsme issu du masochisme ?
Cocteau ne cesse-t-il pas de revenir vers des morceaux de statuaires grecques,
fissurés par la vie, brisés par le mystère qu’ils portent au plus profond d’eux-mêmes
? Il s’agit là encore d’une réification d’un naturel qu’il faut toujours
récupérer, un naturel à distance d’un monde confus et artificiel, pour celui
qui n’apprend pas à en désapprendre l’imposture.
On pourrait opposer à ce regard
plus narcissique qu’orphique, la tentation coctalienne de résoudre une crise
renvoyant à sa propre inconsistance, en faisant passer ses sensations pour des
perceptions, prenant ses souvenirs et les autres pour des choses, mais
l’approche reste plus individuelle que personnelle. Au fictif de
l’identité, Cocteau recherche l’Invisible en l’autre comme en lui-même, non ce
qu’il voit et connaît de lui. Ainsi le poète réfute toute melancholia freudienne, toute mélancolie trop saisissante,
en ressentant pour l’Autre une énergie érotique créatrice :
« L’art naît du coït entre l’élément mâle et l’élément femelle
qui nous composent tous, plus équilibrés chez l’artiste que chez les autre
hommes.IL résulte d’une sorte d’inceste,d’amour de soi avec soi, de
parthénogénèse… le signe de « triste sire » qui étoile tant de
génies, vient de ce que l’instinct de création, satisfait par ailleurs, laisse
le plaisir sexuel libre de s’exercer dans le pur domaine de l’esthétique et le
porte aussi vers des formes infécondes. »
(p 628, OP).
Cocteau se fuit comme seule
image d’une force créatrice et accorde à autrui l’esthétique de ses désirs, imitant ainsi l’Autre jusqu’à assumer ce qui lui manque, c’est là où
l’analyse du miroir devient intéressante, la connaissance du monde passant
invariablement par cette forme de narcissisme qu’est le miroir. Orphée
est de retour :
« Pour que vous la puissiez lire, / On vous retourne la
lyre. / Comme un miroir de métal, / Votre baiser la redresse.»
Dans le miroir, le désir et
l’image de soi-même coïncident, ne saisissant que la surface de l’être, le Moi devient
la projection de cette surface. L’objet aimé est, dans ce miroir, la vision de
soi-même, la base de la découverte de sa propre création, un mystère qu’il
s’agit toujours et encore de s’approprier. Le poète exprime son identité
chimérique, adopte l’image de l’Autre dans une construction en abyme, et fait
de sa subjectivité une construction qu’il peut maîtriser.
Sur Dargelos : « Peut-être serai-je très étonné de retrouver un Dargeots
humble, laborieux, timide, déshabillé, de sa fable et regrettant, à, travers
moi, ce qu’il dut prendre, à la longue pour des défauts et parvenir à vaincre.
Peut-être me demandera-t- il de lui rendre son pouvoir et les secrets de son
prestige. J’aimerais mieux qu’il demeure dans l’ombre où je lui ai substitué sa
constellation, qu’il me reste le type de tout ce qui ne s’apprend pas, ne
s’enseigne pas, ne se juge pas, s’analyse pas, ne se punit pas, de tout ce qui
singularise un être, le premier symbole des forces sauvages qui nous habitent,
que la machine sociale essaie de tuer en nous , et qui, par delà le bien
et le mal, manoeuvrent les individus dont l’exemple nous console de
vivre » (p 786,PS)
Le poète peut parader, imiter ou copier, il
est libre d’assumer ce qu’il désire interdisant aux autres une interprétation
monolithique tant l'artiste se donne à voir, lui et son autre, dans son
invisibilité non analysable.
Jouant également sur la distance, Cocteau finit par "tenir le monde à distance", il appelle le déchiffrement
mais demeure obscur. L’invisibilité est le signe de sa propre reconnaissance
dans le miroir que lui tend la société. Le miroir est le plus puissant des
outils de l’apparence qui rend transparent l’élément du mensonge. Aussitôt que
le miroir apparaît, l’artifice de l’entreprise est précisément ce que l’on voit.
Cet objet ne serait donc pas un lieu de reconnaissance, sa valeur serait
purement sociale, cadre dans un cadre, sans profondeur, il ne ferait que rendre
limpide l’image de soi. Cependant, le miroir déstabilise le sujet en déformant
les apparences, rendant le caractère fragmentaire des personnages et de
soi-même, l’unité du moi s’y disperse. Le miroir doit donc perdre la
transparence de la flaque d’eau pour acquérir l’opacité du verre, tourné vers
la conscience de soi, il va du mat de l’image à son brillant. Les
nombreuses traversées de miroir d’Orphée, la main plongée dans un bain de
mercure, ouvrent des portes sur un outre-monde. Le miroir se fait désir de
traverser la surface réfléchissante pour ramener l’être perdu, il faut redonner
à cet objet sa fragilité pour faire revenir à cette surface l’image éclatante
de soi, et pénétrer ainsi dans un monde autre. Brisé, le miroir livrera
diverses images, abîmé, le miroir multiplie les effets de fragmentation,
l’objet visible se dilue et non l’inverse. En
se donnant à travers un miroir, le poète peut démontrer sa connaissance des
mécanismes subtils par lesquels l’individu se cache et se protège, par lesquels
les choses nous échappent dans leur plus simple apparition. Mais dans la mesure
où le miroir est fracassé, la connaissance du monde n’est-elle pas fétichiste?
N’est-ce pas davantage une stratégie contre l’éparpillement qui menace le
poète ?
Si Cocteau, en son
image, parvient à lutter contre un monde qui sans doute l’effraie, s’il
construit sa part d’invisibilité dans cette surface miroitante que tout sujet
constitue pour les autres, si enfin il garde précieusement certains secrets
afin de les sacraliser, il éprouve davantage de difficultés avec les miroirs
poétiques, ou avatars présents dans son œuvre. Les objets dévoilent un espace
subjectif. Ainsi, l’envers du décor révèle une immensité de l’espace intime
creusant un puits –« un puiser »- dans les souvenirs, une
sorte de plongée qui n’implique d’autre mouvement que celui d’une mémoire inquiète :
« Pourquoi cette cloison étanche/ (…) / Et pourquoi m’avait-on remis /
Sur un fleuve où je fais la planche. /
Pourquoi toujours Pourquoi / / De ce voyage il ne me reste / Que l’espoir de
n’être plus moi » (R, p 1090)
Loin
d’obtenir une identité homogène, le miroir la découpe, comme pour fonder
une identité composée de cristaux. La condensation de la mémoire devient une métaphore de l’identité fragmentaire. Les souvenirs eux-mêmes ont, par
leur qualité d’objet, un caractère obsessionnel : la boule de neige, les statues de
l’enfance, les coins d’ombre et la peur de se reconnaître. Le texte poétique recourt aux formes du
miroir afin de souligner l’absence de coïncidence entre le Je exposé et
le Moi élégiaque. Loin de se reconnaître tel qu’il se donne à voir, le
poète s’effraie de se découvrir différent de l’image passée et présente qu’il
entretient de lui-même. Noir sur blanc, l’autoportrait qu’est la
forme intériorisée du miroir, le renvoie à l’acte d’écrire : d’Opium au
Passé défini, du Journal d’un inconnu à La
Difficulté d’être, l’écriture-miroir trace justement le portrait d’un
inconnu, une sorte de machine contrainte par ses angoisses et éclipsée par sa
trop grande visibilité. Il s’agit bel et bien de « nouer et
dénouer » des visions spéculaires :
« Au vol dans le miroir une main gauche
adroite / Gante de droite à gauche un
cuir d’inverses doigts / Gauche était la main droite et ses doigts maladroits /
Tournaient à gauche alors qu’il fallait prendre à droite // (…) / Trempez le
doigt dans l’eau des miroirs inhumains »
Cocteau
ne cesse de faire voir la multiplicité en lui, le miroir prétend le connaître
et le montre à l’envers et à l’endroit de lui-même, à l’image des poèmes qui mettent en scène les formes dédoublées de son
existence : acrobates, anges, machination des corps, danseurs, boxeurs ivres de
vitesse, êtres contradictoires, féeriques ou monstrueux, personnages animés
d’une double vue, tout un monde qui se reflète dans la merveilleuse
désorganisation du langage. Le poète demande qu’on le regarde dans cette
pluralité : « Il
est juste qu’on m’envisage / Après m’avoir dévisagé » (denier vers de Requiem). Les détails poétiques assemblent ainsi
la cristallisation d’une mémoire devenue onirique. Le miroir poétique s’avère
trop plein de souvenirs-éclairs pour amener le poète à sortir de son état obsessionnel
ou obscur, il s’arrête aux monstres de sa propre fantaisie jusqu’à les
transfigurer en pièces du jeu coctalien, le jeu mélanco-ludique. L’intime n’est plus un espace coupé
de son extériorité, mais une expansion fragmentée de l’identité en des élans
poétiques :
« C’était lavé déchiré / désossé
souillé ravagé / crevé désarticulé / dressé
penché couché perché / noué cloué
décloué / recollé écartelé / fendu fondu répandu / pendu tendu détendu / (…) /
marqué de toute éternité / depuis l’écriteau tordu / jusqu’aux bottes des
égoutiers. // La machine infernale était mue / Par des calculs / Ignorés des
machinistes »
L’objet familier doit se colorer d’une
dimension poétique et mélancolique pour surprendre un autre réel qui n’a plus
partie liée avec l’ombre. La lutte entre l’obscurité et la lumière, que possède
en fait toute machine miroitante, renvoie à une solitude, une solitude devant
le miroir.
Il pourrait certes s’agir d’une image de vanité, mais le miroir, dans son
envers, révèle une véritable obscurité comme une ouverture sur la mort que nous
savons accessible au seul poète. Le miroir devient les griffes glacées de la
maladie et de l’âge, une confrontation à l’idée de mort sans aucun caractère,
cette fois, ludique:
« Bonne ou mauvaise la toile que je regardais en face me
regarde en face, et je n’ose plus regarder cette toile sui me regarde. Du
reste, elle se lasse. Elle commence à vivre d’une vie inquiétante qui se
détache de la nôtre et se moque de nous. Peu importe ce qu’elle représente.
Elle a pompé nos forces profondes. Elle y puise une jeunesse que notre vieillesse assomme. Elle la dédaigne et mérite de prendre le large.»
La toile, dont parle le poète, à toutes les caractéristiques du miroir
révélant une sorte de dorianisme. L’œuvre prend en
effet une valeur existentielle que seul le poète connaît. Le miroir
poétique reflète une immensité, la partie invisible de la vie du poète en
une profondeur et amplitude du reflet. Une béance semble de nouveau s’ouvrir comme une conscience de
l’isolement ou une image de chute, mais le regard poétique acquis n’éprouve
plus la même difficulté de se tenir face au miroir, au contraire cette
méditation permet -au cœur de la solitude- d’établir un passage au-dessus du
gouffre comme une tentative de se représenter la mort. Le miroir creuse la
place de l’intime, et l’espace spéculaire existe au prix d’une confrontation
avec la mort, quitte à passer par un jeu de réappropriation.
En somme, le texte poétique est une naissance simultanée de la naissance de
l’objet en un état de vision, en un mode du creusement, en une répétition des
images que propose le miroir. Les motifs récurrents de l’eau, des visages posés
contre des flaques de pluie, les portes transparentes, les fenêtres ouvertes
sont autant de doubles miroitants. L’on comprend davantage la figure d’analogie
entre le miroir et l’eau comme une plongée sans cesse recommencée en soi et
dans l’envers du visible. Ce que joue Orphée ou ce que vit
« Cocteau » dans le Testament d’Orphée, ce que découvre chaque
personnage du cycle orphique, en luttant contre la trop grande évidence des
images et des objets, ravive l’étrangeté des choses familières. Les films
eux-mêmes présentent dans leur structure des rêves en éclats et en abîmes. Le
son est discontinu, les actions se dispersent, la vitesse s’accélère à rebours,
toute l’œuvre filmique semble marcher à l’envers….comme dans un miroir.
Le miroir se tient, dès lors, entre le manque et le vide : le
manque relève de l’individu, il peut être comblé, l’espace du manque peut être
circonscrit, le vide, quant à lui, du fait qu’il ne peut être comblé, doit se
voir approché par le poète en créant un nouvel ordre comme réponse possible au
néant. Ainsi le manque correspond aux enfers des artifices tandis que le
vide renvoie une fois encore au système des reconquêtes précédemment évoqué,
comme autant de luttes contre le rien. Il faut voir là où l’on ne voit
rien :
« Les poètes ne possèdent que des souvenirs intimes. (…)
J’ajoute qu’ils marchent à quelque distance du sol sur une neige vite fondue et
qui emporte leurs empreintes. Tout cela ne rend pas commode le travail de se
souvenir et de matérialiser des fantômes. A ce jeu dangereux à se retourner
vers le passé qui flambe, on risque d’être changé en statue de sel,
c’est-à-dire en statue de larmes » (PS,
p730)
Le miroir autorise bien ce retour sur soi, en une position
intermédiaire, il ouvre l’espace clos de l’intime afin de voir clair au cœur du
secret et du réservé. L’on assiste au fil de la remémoration à une espèce de
résonance d’un dialogue intérieur comme figuration d’une fiction poétique. Il
s’agit de repenser l’expérience en une création imaginaire. Le poète se tourne
afin de préserver son identité, et afin d’éviter toute fragmentation excessive
de soi au travers des mots. Les formes miroitantes insèrent, au cœur de
l’isotopie coctalienne, une fiction intérieure qui double l’acte poétique
en une une sorte de rêverie ; rêverie qui ferait fusionner toutes les voix
du poète en un seul objet poétique :
« Adieu
chers visages pâles / Adieu poteau des supplices / Mon chant de cygne je le
chante / Sur la glace d’une eau polaire / Qui s’enfonce jusqu’aux grottes / Où
gravent leurs initiales / Les amoureux
de l’avenir » (R, p1133)
Le miroir est, en ce sens, une aventure
mentale projetant un espace féerique sur la réalité de soi. La réalité -sans
être déformée- se voit modelée par la vision inversée que ne cesse de capter,
puis renvoyer miroirs ou ouvertures sur les mondes intérieurs. Ce faisant, La
belle et la bête doit, selon Cocteau, distraire l’œil sans chercher
à imiter la nature tant l’usure du regard sur les choses naturelles semble ne
plus convenir à sa propre démarche poétique. Le film ne cesse d’ouvrir des
fenêtres sur la nature créatrice de l’homme, sur la nostalgie de son paradis
perdu, sur son image duelle et torturée et sur la beauté magique des choses
enfouies. C’est pourquoi la réalité importe peu, elle est figuration du
poète monologuant dans une plasticité qu’il peut saisir, une
appropriation du réel par la parole en miroir. Ce qui est remémoré du réel est
donné à la fois comme identifiable, référentiel et fictif. Dans le discours
poétique, les miroirs estompent les frontières, le réel et la fiction
s’égalisent et l’on glisse du souvenir, image floue à l’endroit du miroir à
l’évocation d’une scène vécue à l’instant même de l’écriture, image nette à
l’envers du miroir. Ce que le poète ne saisit pas d’un côté devient limpide et
profondément poétique de l’autre.
Que
le projet soit égocentrique importe peu, ce qui compte c’est ce rêve des
possibles que propose le miroir, la fabrique de soi par l’instrument poétique
dans toute son essence. Tout apparaît, dans cet envers du miroir, comme
libérateur, comme mode d’appropriation de soi et du réel, sans doute comme
exorcisme contre le Néant. En définitive, le miroir joue avec les stéréotypes
de l’intime tout en luttant contre ces derniers, nous retrouvons là tout le
travail de reconquête que Cocteau a effectué sur les formes de l’Invisible. La
production d’une figure syncrétique permet d’appréhender le cliché proposé par
le miroir comme double lecture : d’une part l’accepter comme tel, ce que l’on a
souvent reproché au poète, et, d’autre part, l’approcher comme formulation d’une mise en abyme
poétique et ludique :
« Fleuves
d’encre pareils aux veines de la main / Du soldat mort de peur sous de riches
armures / Sur la mousse couché l’impudique gamin / Ses doigts léchait salis par
le crime des mûres / Rêvait-il caressant l’oiseau de ses genoux / A l’ombre
d’un pendu moins naïf que sa branche / Mandragore orpheline et plus noble que
nous / Malgré le bel Eros que son carquois déhanche / Usage
solitaire :explorer la toison / Humide après les pleurs d’innocentes
manies / Miroirs qui sans effort renversent la maison / Sur l’album de famille
en décalcomanies /(…)/.Cygne au cou majuscule enroulé sur lui-même "
La poésie -via le miroir- crée, par conséquent, des surgissements du réel à la hauteur du fictif et inversement ; elle prête ainsi aux images
reflétées la poéticité d’une intimité toujours dissimulée sous des jeux de
mots, sous de multiples connotations et références poétiques jusqu’à s’enrouler
gracieusement sur elle-même en un signe -
une sorte de volte-face - de ses propres désirs.
L’intime miroitant s’établit à son tour
comme objet poétique, le risque étant de succomber
à la clôture . Il fallait un miroir pour décliner des
significations de l’intime, rester dans l’écriture poétique, aller en fait de
l’autre côté, à l’ombre de soi, ombre nécessaire pour ne pas retomber dans la
cécité du monde. L’ombre est parfois infernale et orphique, mais autorise
toujours « un éternel retour » de l’oeuvre vers la lumière.
SB
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Actualités Jean Coteau
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