Des anges coctéliens jusqu' à l'Eternel retour des désirs....
Jean Cocteau - Dos d'ange
Une fausse rue en rêve
Et ce piston irréel
Sont mensonges que soulève
Un ange venu du ciel.
Que ce soit songe ou pas songe,
En le voyant par-dessus
On découvre le mensonge,
Car les anges sont bossus.
Du moins bossue est leur ombre
Contre le mur de ma chambre.
|
Peggy Sue got married de Coppola |
Extrait d'un chapitre sur la filiation Cocteau -Nietzsche
par Sylvie Besson
Cocteau, en sacrant Nietzsche poète, continue
de penser que la poésie est l’art même de philosopher: « l’art consacre le meurtre d’une
habitude » (De l’invisibilité, JI, ). Mais
ce qui attirera le plus le poète dans la parole du philosophe, c’est cette voix
puissante et primordiale de la Nature, cette force dionysiaque qui fait trop
souvent défaut à Cocteau et qu’il tente de retrouver, notamment dans Requiem.
Il s’agit d’une énergie vitale. Les forces de la Nature requises par Nietzsche
sont chaotiques, brûlantes, ivres de fureur ; le tonnerre, la foudre,
l’orage, la puissance des montagnes font vibrer la vie, loin d’une beauté harmonieuse
et éthérée. La pensée nietzschéenne montre la puissance de l’homme libéré,
celui qui s’arrache à la lourdeur des choses comme l’artiste délivre des forces
de vie. Le monde est pour lui une volonté de puissance, un flux
perpétuel. L’énergie vitale triomphe au terme d’un combat entre l’ombre et la
lumière, qui n’est pas sans rappeler un combat entre l’ange du vide et la force
lumineuse du poète : « Un
tonnerre trouait le tunnel du toril / Vers ce buisson ardent aspergé d’une tache / Solaire et noire où
Nietzsche enroule sa moustache / Comme cornes du bouc des neiges d’exil ». Cocteau entend encore la présence du
Maître, dessiné de la neige et naissant
d’un abîme de pureté. Il faut exalter les forces âpres, la dureté virile, la
ligne scrupuleuse, la force sauvage du corps et de la nature rendue à son angle
poétique.
L’emprise vitale de l’œuvre de Nietzsche
sur Cocteau se ressent en fait dans les formules et dans l’esthétique de
Cocteau :
« Si l’on considère le travail de Jean Cocteau, on ne peut qu’y
surprendre l’omniprésence de la pensée de Nietzsche, stimulante, ordonnatrice,
éperdument poursuivie
par le poète qui l’estime une des bases les plus fermes sur quoi se
fonder ; esthétique et morale mêlées pour le bon gouvernement de l’âme
tout entière dans
son quotidien comme sur les cimes »
Le
rôle du somnambule, de l’artiste pour le philosophe, se retrouve, toujours,
dans Le Requiem, le poète à
demi éveillé redouble sa vie quitte à ce que le sol illusoire ne se dérobe sous
ses pieds.
Il faut également, selon Nietzsche,
révoquer tout ce qui semble digne d’estime au plus grand nombre pour toucher
une vérité de près, pour chasser les illusions, décaper l’Invisible du monde
afin d’en exhiber les contours exacts. Pour cela, il faut descendre en soi,
fouiller la nuit du corps. Le poète doit s’assujettir à l’inconnu fabuleux qui
le hante, n’être qu’un humble scribe. Le moi
doit expirer pour aspirer au monde. L’œuvre doit agir en dehors des normes naïvement
antagonistes du bien et du mal, il faut impartir au réel un sens qui le
transcende. Le poète se verra donc attaqué par la société à laquelle il
s’oppose, il appartient à une race différente que les autres cherchent à
mortifier. En ce sens, la figure christique est présente chez les deux auteurs.
Cocteau représente son expérience du réel sous les termes de «calvaire», «couronne
d’épines », « crucifixion ». Tout rappelle que les
dernières paroles gravées sur la tombe du poète (« je reste avec vous») décalquent la dernière phrase du
Christ ressuscité : « je suis toujours avec vous jusqu’à la fin du monde.»
Le
poète ne trouvera consolation que dans l’amitié qui, pour Nietzsche,
renouvelle, en quelque sorte, la quête éperdue d’innocence comme « un paradis de l’instant », permettant de faire l’éloge du
jeu. En effet, le vrai sens du jeu n’est pas en dehors de la pensée, mais dans
la pensée même, tout en étant dans la profondeur, on est dans la légèreté. Rien
n’est lourd sans pour autant être superficiel, rien n’est superficiel sans pour
autant être lourd. Ainsi le désir lutte pour s’affirmer comme désir, la vie vivante relance toujours la vie, ce
que Cocteau tente de suivre au pied de la lettre. Enfin, la solitude reste une
force, une volonté de puissance sur le monde qui possède un mouvement créateur,
ce qu’il faut sans cesse rejouer. Le poète doit se risquer puisque la vie est
un instant, tout est en suspens ; l’être n’étant pas à venir, vivre
consiste à ne pas être, c’est-à-dire à ne pas se figer. Rien n’étant immuable,
tout peut donc recommencer.
L’éternel retour se distingue ainsi de toutes les
anciennes conceptions cycliques, Nietzsche nie toute dette et toute faute, et
conçoit le devenir par delà le bien et le mal. Penser l’éternel retour est un
état maximal de la puissance humaine. C’est par cette pensée assumée jusqu’en
ses ultimes conséquences qu’advient le surhomme. La volonté de puissance
découle de l’Eternel retour, lequel est tout autant une hypothèse cosmologique
qu’une réalité éthique. Le temps et son écoulement se présentent à nouveau, en faisant naître la multiplicité
des instants. L’espace, avec ses images, est le produit du temps lui-même qui
se représente. Le mouvement du temps est capturé par l’espace avant de faire
renaître des formes nouvelles. Aucun apaisement ici, mais une explosion de vie,
vie qui veut inlassablement la vie : « A
des années lumière/ Je dormirai ce soir/ A des années lumière / Ma chambre
de malade/ A des années lumière / Je suis un matin né (…) A des années lumière /
Ce qui m’était promis » (P,1123,R) ; le regroupement
en distique des deux hexasyllabes n’est pas sans rappeler un jeu de miroirs,
chaque groupe de mots repousse le suivant emporté par l’enchaînement des
anaphores et le flux de la parole qui remontent le temps, la logique syntaxique
et la construction du temps sont soumises à la logique poétique.
Ainsi Zarathoustra,
maître de l’Eternel retour, expose la théorie de la temporalité et de la
rédemption : elle apparaît, chez Cocteau, façonnée à
sa manière, comme un mouvement sélectif qui se débarrasse du négatif, et non
comme un cercle qui répète le même. En effet, si Cocteau voit dans ce concept
un moyen de fuir le péché originel, il ne suit pas le philosophe sur la voie
des répétitions, seuls les mythes peuvent recommencer jusqu’à l’infini : « Les vieux mythes peuvent renaître sans
que leurs héros le
sachent ».
En
revanche, la pensée de voir réapparaître les douloureuses pertes de l’existence
lui semble une absurdité : « Pour que cela soit possible, il faudrait envisager
« une première fois » composant le modèle des autres. Mais il ne peut
y avoir de première fois ni de dernière fois dans l’éternel ». Cocteau ne peut supporter l’idée de
revivre des pertes tragiques et il préfère entrer dans le néant que recommencer
le jeu précédent de la vie. En ce sens, il s’éloigne de Zarathoustra qui, proche du suicide, dialogue avec la vie et lui
explique la valeur de son chant circulaire appelé humanité :
« vous les éternels,
aimez-le éternellement
(le monde) et tout le temps ; et à la douleur dites : « Péris,
mais reviens ! Car toute joie veut l’éternité » » ; chaque instant fuit, mais il
est destiné à revenir, identique à lui-même. Si
Nietzsche voit dans cet éternel retour la possibilité de retirer la flèche de
la main du dieu Chronos, Cocteau refuse de s’unir ad vitam aeternam à
une temporalité du ressassement. Seul le surhomme peut dire « oui » à
l’éternité, et cette éternité Cocteau n’en veut pas ! Le poète garde de
Nietzsche cette éternelle succession de formes nouvelles au cœur de l’univers,
d’où naît la peur du progrès ; l’idée de progrès est, par ailleurs,
incompatible avec une durée infinie du monde, puisque tous les progrès auraient
déjà dû se produire, le processus du monde ressemblerait au travail des Danaïdes.
La force de vie est identique, mais dans un certain anthropomorphisme. Cocteau
attribue au monde une insensibilité ou un ordre, il garde aussi le caractère
polymorphe, protéiforme, chaotique de la nature.
Mais à l’inverse du philosophe, le monde
est, pour Cocteau, un être vivant qui crée éternellement du nouveau.
Ainsi, la phénixologie se trouve à mi-chemin de Nietzsche et de la
réappropriation coctalienne, à la fois lieu cyclique de renaissance et
figure du vide, figure résurrectionnelle créée par Cocteau davantage qu’il n’en
est la créature. Par la phénixologie, le poète tente de renaître, pur et libre,
mais également traumatisé dans le principe de
recréation : « Parmi
les flammes un Phénix / Inapte à renaître et un vol / Noir de mille papiers qui furent / Savantes
paroles retombe / Sur l’autodafé du supplice » (R,
p1131).
Cette figure cyclique tourne à vide, angoisse bien plus qu’elle n’exalte le
poète. Le phénix ne propose, à l’instar du concept nietzschéen, aucune origine
mais des recommencements vertigineux.
En définitive,
Cocteau lit, dans ce désir d’une liberté railleuse, l’enracinement tragique de
Nietzsche ; il fait remonter à la surface le bonheur menacé du philosophe en
exprimant ses propres angoisses d’éternité, se rapprochant, plus qu’il ne le
croit, de la pensée nietzschéenne dans sa dernière œuvre poétique. Ainsi,
au-delà de ces fausses notes, le poète trouve d’autres raisons de vivre sur
terre, au cœur des choses, dans la passion des arrières mondes invisibles, non
dans ce que le philosophe nomme forcément le «nihilisme». Pas besoin d’un ailleurs,
ni d’un idéal, mais de l’invisibilité du réel. Il existe, pour Cocteau, une
autre réalité derrière la réalité qui n’est régie que par des forces de vie, à
la fois menaçantes et périlleuses, enivrantes et troublantes, celles-ci se découvrent
dans une hallucination extatique : la connaissance inspirée.
SB