Miroirs du Sommeil
Valeriu Stancu
(L’Arbre à paroles, 2009)
« Dans un miroir obscurément » par Sylvie Besson
La Poésie de
Valeriu Stancu, chant éclaté ou prière
fragmentaire, dit ce qui se donne et se retire à la fois, arpentant les
souvenirs et les traces de ce qui fut et de
ce qui reste après les ruines, non pas le rêve impossible de la nostalgie,
mais le tracé qui ouvre sur la densité lucide, vivante et douloureuse de la
mémoire. En même temps que le poète scelle la parole qui l’emporte sur
l’achèvement, il renouvelle, non sans une certaine ironie, les désirs de toute évocation macabre ;
sa poésie dessine le portrait obstiné de quelque chose qu’il nous faut bien
nommer, quelle que soit la valeur d’encours du terme, une âme : « Le marbre s’exalte/ Le marbre malade de silence, / De folie / De tristesse, / Le
marbre confesse ses crimes / A mon âme. // Les pensées -guêpes piégées entre
les vitres / De l’absence.». Et parce que l’acte d’écrire achoppe aussi sur la teneur
exacte de pensées proches de notre époque, d’émotions et de souvenirs
iconoclastes, le poète enregistre des images détournées qui sont comme l’écho,
le signe matériel, la saveur du monde
en une mémoire (in)volontairement spectrale
: « … nous évoquerons/ quelque temps encore/ la
tisane à la bergamote,/ le petit gâteau au beurre,/ toujours le même,/ tes
roses incomparables/ et, dans ton jardin,/ le magnolia qui fleurissait / aussi /
en automne, /dans l’automne de ton destin tragique » ; objets,
paysages, lieux donnent –par la présence d’une mort suspecte- une visibilité
concrète à de l’invisible, tout en faisant circuler dans la substance
protéiforme des mots et celle opaque et impavide du monde extérieur les
incertitudes d’une vie intérieure. D’où une poésie à rebours qui convoque dans
la dispersion de faire voir : « Tous les mortels se connaissent entre eux, / Car ils portent sous
leurs paupières / Des cimetières de cendre, d’argent, / De rosée… ». En cherchant à retrouver les éléments
de la vie au travers de l’absence, Stancu met des images sur un vide, vide qui
réside dans les sautes d’une mémoire qui n’arrive plus à voir, mais parole qui,
en sillonnant les lieux, en revenant au plus près de ses hantises, en
reconstituant la mort au cœur de cette mémoire, scrute d’un œil aiguisé les
objets et blessures qui sont autant d’indices ou d’emblèmes de
l’Insaisissable ; le poète endure
avec une patience précise et tendue, la disparition d’une part de lui-même et
du monde comme une image projetée dans un
miroir, comme un douloureux réveil de ce qui sommeille à jamais, tout finit ainsi par se fondre dans « l’étoffe hallucinante d’une réalité fugace » ;
la vie et ses images, le réel, la fiction se confondent et se déposent dans le
fil d’une intimité élargie, dans « la
tentation de l’absence » : « Et chaque fois
que je meurs / Derrière moi restent / la lumière,/ le sommeil, / les larmes, /
l’abime, l’illusion… » .
Et si tout ce qui est chanté, se trouve à portée
de main, c’est que les mots ne sont jamais le support abstrait d’une vision
neutre, mais le miroir sans tain d’une intériorité où le regard du lecteur est
littéralement immergé « dans ce monde de sel / dans ce
monde de nuages / dans ce monde éternel / où nous sommes de passage ». Reliant le passé des souvenirs et le
présent de leur évocation, la voix offre une présence absente, de sorte que le
fil mémoriel est écartelé entre une invitation au rêve et la scène bouleversante
du réel : « Entrez donc /Dans la cour du
néant / Bourrée de voyageurs insouciants ! // (…) / Entrez doucement dans
la cour du diable / Tout n’y est que confusion / De désir, de passion, de
mort… ». Ce flottement est la matière véritable du recueil,
les images ne sont pas la traduction d’un trouble, elles sont ce trouble qui s’impose
comme l’expression la plus simple et la plus directe du monde ; ainsi les
effets de cette démarche, de cette élaboration formelle interrogent les ambigüités
de l’être et l’expérience poétique vise à ouvrir un espace sensible, où le
chant, mi-ange, mi-bête, trouve
autant sa tonalité élégiaque que sa densité ironique.
L’œuvre est une réalisation frontale, la trace
de la mort qu’un miroir somme toute brisé affronte en quelques mots justes. Il
y a là comme une magie blanche des images, dont le présent de la vision
exhausse à une éternelle vitalité, mais il est aussi une magie noire, un miroir
obscur, une ombre, comme par impuissance de toute évocation à retenir le temps: « Je suis toujours
là / Mort et vivant à la fois » // : « Je ramasse / Les bribes /
De l’exil intérieur / Les fantômes des pénitences, / les galaxies de la peur / Et les naufrages du désert. ». La poésie
rappelle ainsi combien le passé demeure incompréhensible et la mémoire
équivoque, tant le partage entre ce qui est à nous et ce qui ne l’est pas est
aboli. A cet instant le parti pris des choses sonne comme un inquiétant désert puisque
la mémoire est à la fois ce qui nous
élargit aux autres et nous renferme dans la plus étroite solitude. Vibrante
donc de l’Insaisissable, la poésie de Valeriu Stancu découvre une parole vraie,
une langue sur fond d’absence, à la limite de l’être comme à celle du silence,
dans la résonance du monde : les choses se replient alors sur leur
altérité opaque et on en reste prisonnier sans jamais pouvoir s’en dégager,
comme « exilé dans l’aura / D’un ange aveugle ». Le monde n’est jamais entièrement là, perçu dans les
fragments d’une vie abimée ou dans les reflets d’un miroir brisé. Chaque chose
ne commence que sur le bord qui l’efface, rien de fixe n’existe, un mauvais
équilibre tout au plus. Comment trouver une ouverture sinon en en se taisant
d’abord, en accueillant, en affleurant un espace vierge que les mots tentent de
combler, non de l’espace déjà là, mais de celui que génère la parole poétique
en se déprenant de l’illusion de toute prise sur le monde. Ecrire pour que le
réel lâche prise, pour que les choses n’aient plus à se retourner, à nous
retenir, pour que le passé respire de la seule présence de la page. Accepter
alors la trace de la perte dans la mémoire brisée, que cette perte apparaisse
en forme de renaissance afin que « les aiguilles du temps / Valsent
/ Dans l’abri de la mémoire ». Cette épreuve du sentiment du temps
et de la négativité du monde, portée par d’indéniables pointes musicales, esquisse le portrait d’une humanité dont la perte de sens ne peut être que l’espace vacant du désir de son impossible
saisie : « En vérité, je vous le dis: /
La mort n’est que la somme/ De tous nos renoncements ».
"Ulysse" d'Angelopoulos...........La Mer comme traversée du miroir ! |
La vie qui s’éloigne, voilà ce que traduit avant tout la mémoire, une variation autour d’une frontière qui déconcerte et enchante puisque « toute existence / Est banale comme l’éternité ». Le poète a l’art d’éclairer d’une lumière tranchante cette errance flottante au cœur des choses, par son écriture pleine d’amertume et de sursauts; le poète écoute des mélodies en sous-sols dispenser leur enseignement lumineux et restitue ,non sans dérision, la désespérance d’instants enfouis à quelques mètres de soi : « Je jette au feu / Des vers fragiles, / Et de dures coques / De pistache // Pour adoucir / Un peu / Mon mal du pays / Et la nostalgie de ma banalité ». Monde aveugle, exclusivement terrestre, le recueil ne cesse de rappeler que notre présence ne tient qu’à un mot, entre désir et pudeur, les mots s’accrochent aux mots, se substituant aux souvenirs incertains et bannissant toute nostalgie stérile, le poète donne en partage l’inquiétude « avant de vaciller dans la mémoire universelle qui est l’autre nom de la souffrance » ; au revers de la langue, la (mé)moire poétique fixe la crispation jusqu’à se briser, mais permet soudain la rétention de la parole pour l’engager dans le silence : « A quoi bon parler, / Quand la chute des anges / Nous rend aveugles ? ».
Les miroirs
brisés ne sont-ils pas des courts-circuits de vie ? Le poète prend dès
lors son temps en un endroit qui est celui de l’éphémère. Une poésie traversée
d’une couleur d’automne, qui s’attarde sur les choses quotidiennes, et à côté
une blessure proférée en demi-teintes. Le texte permet de continuer le dialogue
avec cette âme, parvenant à
emprisonner des sentiments qui ondoient : voilà la trame d’une vie jetée
comme la nuit, la trace de voyages immobiles, la présence de l’homme abandonné
dans un paysage lourd et bas qui veut entendre des nouvelles du ventre de la
terre, qui veut percevoir « un faible éclair dans la nuit /
[…] plus éblouissant et plus profond / Que l’immensité /De la mort… ». Poésie, toujours en suspension, qui
donne l’impression de n’avoir jamais commencé d’être là, d’attendre le réveil
d’un monde à bout de souffle afin de voir le temps sombrer dans l’oubli, comme
une vie promise.
Sylvie Besson
Sylvie Besson
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