mercredi 7 août 2013

articleMaulpoix/par Sylvie Besson.




La Belle inconnue ou la Voix d’Orphée !

- Critique de La Musique inconnue de J-M Maulpoix,  par Sylvie Besson.



     Lorsqu’il s’exprime, Jean-Michel Maulpoix le fait à voix basse, soupesant et jaugeant les mots avec une sorte de respect, d’étonnement pour déjouer les chausse-trappes d’une prétendue communication érigée en modèle, ainsi son essai se présente d’emblée comme un poème de prose, dans son écriture comme dans son organisation, et se construit comme une galerie de portraits qui choisit pour inspiration la gracilité et la délicatesse de l’existence, l’écrivain préférant l’enchantement secret et les chants silencieux, mais en mode majeur. Les mots de Maulpoix croquent des éclats de musique, collectant des éclats de beauté, des éclats subtilement retissés, que vient nourrir l’ombre des mots tandis que la mélodie des âmes essaime des territoires poétiques en les nouant les uns aux autres, et cela, afin d’offrir l’exaltante pluie rythmique de son style propre à transcender l’exercice critique. Une respiration entre puis sort par les phrases ainsi disposées et l’ensemble crée un mouvement véritable du souffle puisque tout peut être entendu comme une lecture à haute voix. La justesse de ton est telle que l’essai entrelace oralité et passion, fragments et unités, saccades et fluidité, afin de déverser une réflexion tout en balancements lyriques et cadences palpables. Maulpoix lance assurément un regard juste sur un monde de contradictions grâce au charme de figures visuelles et sonores, le poète est habité par le ruissellement sensible de son sujet, tantôt heurté de bleus à l’âme, tantôt fluide comme le chuchotement des songes, laissant éclore, à son rythme, l’image salvatrice de la musique. Et cette partition, éraflant ou apaisant le cœur d’un même élan, provoque, chez le lecteur la sensation de tenir, dans la paume de ses mains, des bribes de vie tant la sensibilité n’est jamais bridée par l’analyse cependant omniprésente.

      En effet, la manifestation littéraire qu’admire le plus l’auteur, nous le savons, est celle du mystère lyrique de l’écriture ou, plus précisément, ce faire-corps avec la langue qu’est la musicalité, aussi les écritures traversées de Baudelaire, Rimbaud, Rilke, Proust, Mallarmé, Valéry, Claudel, Bonnefoy, Jaccottet (pour ne citer qu’eux !) s’apparentent alors à une sorte de transe qui, comme l’étymologie l’indique, fait effectuer à l’initié non pas un bond en avant, mais un nécessaire bon en arrière de soi-même. La suite d’exemples étudiés, à l’instar de micro-fictions,  lutte donc contre le langage collectif qui ment et trompe, s’érige contre l’absence de porosité entre le réel et l’imaginaire, refuse le clivage entre le lyrisme intérieur et celui du monde. Seule la Voix semble appartenir à un Verbe qu’elle rompt tout en recherchant à la fois l’affinement de l’écoute et une forme de littérature uniquement tendue  vers la musique, faisant ainsi sienne les vertus ensorcelantes ou extatiques des mélodies les plus secrètes : « N’étant nulle part, la musique est transport, souffle, fièvre, émotion de voix » (p 39).

       De cette façon, toute parole, cherchant à joindre quelque chose qui s’échappe, semble incomplète sans la musique originelle, tout lecteur qui se plonge dans l’essai de Maulpoix doit se faire à l’évidence, celui-ci n’écrit pas d’abord avec sa main ou avec son esprit, mais comme un compositeur, avec son oreille. Il guette d’ailleurs ses auteurs fétiches comme un musicien, doué d’une forme d’oreille d’absolue qui l’autorise à entendre des voix fluettes, chuchotantes, profondément oniriques comme les voix les plus tonitruantes, tapageuses ou éclatantes de désirs,  toutes celles  qui révèlent sous une musique l’hors-commun du langage.

    Voilà pourquoi, Maulpoix débusque l’élément vocal dans l’usage que les écrivains peuvent faire de la langue, les mots qui sont ici prononcés aiment la masse des voix, ces voix qui créent un sentiment d’une insoluble étrangeté parce que celles-ci nous viennent de l’au-delà, non du royaume des morts, mais d’un au-delà de nous-même, du fin fond d’une musique antérieure à tout langage, et l’auteur cherche à retrouver ce stade de l’ouïr spéculaire qui fonctionne comme une entreprise de désubjectivation ; par conséquent, le critique s’essaye sur la musique d’autrui afin de se découvrir multiple, pour exhumer en lui, à chaque lecture, de nouvelles voix, ce son étant lui-même un rêve qui fait venir dans le corps d’autres corps que le sien. En fait, pour Maulpoix, l’écriture poétique est fascinante et périlleuse parce qu’elle est du langage fait corps, de la voix incorporée ou plutôt incarnée. Faire ainsi parler la musique, c’est faire parler l’oreille, c’est s’approprier un silence mis en mots. Pour toutes ces raisons, le poète-critique recherche et revendique le modèle d’écrivains-musiciens, ses seuls véritables mentors. Il cherche dans les mots de tel ou tel un substitut de la voix humaine, mais si les musiciens désirent s’affranchir de la voix brisée par la mue dans le chant et la voix de basse, les poètes, eux, s’enracinent dans la déchirure du langage. En ce sens, l’évocation inaugurale « du blanc sur blanc » n’est donc pas innocente, elle dit l’impérieuse nécessité d’affûter le langage pour lui conférer le pouvoir envoûtant d’une musique, pour être à même de dire et pour accéder au pouvoir de nommer. Il faut se taire, refuser de parler, accepter d’écouter afin de percevoir les conversations qui lézardent le silence et redevenir un Infans :  « je rêve parfois d’une écriture autre ( …) une écriture de pas sur la neige, traces à peine, blanc sur blanc, et qu’aurait laissée, plutôt que le labeur des signes, la course légère ou le passage pesant d’un corps, sa précipitation enfantine ou sa vieille fatigue, comme dans un lit d’empreinte de son insomnie ou de son sommeil et celle, plus invisible encore, de ses rêves  » (p13) .

    N’a-t-on pas souvent écrit que la composition de la musique et que l’attrait qu’elle exerce reposaient pour une part sur la quête sans terme au fond de soi d’une voix perdue, voire d’un songe ? En définitive, Maulpoix parle peu, déplaçant l’harmonie de ses mots dans ceux d’autrui, d’abord parce qu’il sait que le langage n’a rien de naturel et que la perte le guette, et parce qu’échanger, c’est bien souvent apprendre à se taire. Si c’est autant sa voix pensante que sa voix parlante qu’on entend dans ce singulier essai, il faudra se contenter de déchiffrer comme on déchiffre la musique, et même si l’écrivain compose ses cadres, éclaire ses espaces, maitrise son découpage avec une inspiration constante, qui l’autorise à tous les excès formels du fragment, jamais la polyphonie à l’œuvre ne nuit à la netteté du propos. En effet, les images qu’il nous montre, les ruptures de tons qu’il sait orchestrer, les changements de points de vue qu’il nous propose, sans jamais contredire l’unité de sa réflexion, sont en pleine harmonie avec le thème principal qu’il développe. Le jeu de pistes se poursuit jusqu’à l’infini, l’œuvre musicale reste profondément énigmatique tout en affichant son aveuglante clarté, l’émotion profonde que cet essai suscite n’étant pas étranger au paradoxe du lyrisme dont Maulpoix sait fait porte-voix ; soulignons également la simplicité avec laquelle tant de beauté nous est présentée, le Poète, par un ingénieux système d’échos et de renvois, de clés musicales, boucle toutes ses boucles…..jusqu’à la voix des profondeurs, celle des origines. Transparait davantage alors une Sensibilité qui laisse jaillir une musique, nous plaçant au cœur de l’être, à l’intérieur de cette membrane pourpre qui métaphorise l’âme des écrivains : « Le poète, volontiers, parle tout seul. Il s’adresse aux arbres, aux morts, aux dieux. Autant dire à personne. (…). Il est avant tout une voix. Tel Orphée, une « belle voix ». (p69)

    Maulpoix dévoile ainsi le monde intérieur de ces poètes animés par la musique qui hante leurs mots comme une veine fantastique dans laquelle la vie se dédouble, dans un art qui lui-même bouleverse l’existence, transforme les discours en ombres, en esprits, en spectres. Le fantôme que porte en eux les poètes nait de cette musique inconnue, il apparait comme une ombre chinoise, comme si une voix off tenue par un instrument se substituait aussi bien à leurs corps qu’au corps des mots, ces correspondances font des textes cités, le pré-texte et l’objet d’une séduction atemporelle. Il s’agit d’une façon de réinscrire dans le présent une parole originelle, de marier l’illustre et le minuscule, de voyager dans des contrées ensommeillées du souvenir, celles des eaux de l’endormissement et du rêve, celles qui font du poète un regard qui se remémore et qui voit s’épanouir un poème dans l’eau troublée de ses songes. Cette musique seule permet aussi l’entrelacement de souvenirs de lectures et de souvenirs intimes, l’attachement de mots et merveilles, rapatriant l’invisible dans le visible, le lointain dans le proche et le profond à la surface ; l’essai relève à son tour d’une alchimie sans accessoire, il suffit de prendre conscience de la fécondité des analogies ou des secrètes correspondances qui unissent la musique et l’écriture pour que les tourbillons de la ressemblance nous entrainent dans le double fond de la Mémoire.



Truly Madly Deeply d'Anthony Minghella


  La voix de Maulpoix est, à l’instar de Baudelaire, « la  voix affaiblie d’un  blessé qu’on oublie (…) une voix qui ne s’impose pas mais qui implore, égarée au milieu de voix rêveuses (…) , elle ne peut que rêver de loin à la musique, art suprême qui « creuse le ciel », comme à un paradis perdu» (p 61) ; elle est une voix fragmentaire dans une vaste mer, cherchant à travers la nuit des éclats de lumière, une mélodie par vagues, vague écrasante et vague à l’âme, qui, en s’emballant, s’échoue autant en points d’interrogations que de suspension. Le Chant impossible reprend, dès lors, sa fonction première, celui d’une musique qui ne prend forme que dans la perte. C’est cette jonction d’Eros et de Thanatos qu’il faut comprendre au sein des textes, ce pouvoir à la fois de création et de perdition mortifère que l’œuvre pose à chaque chapitre. Maulpoix veut remonter à la source de l’art musical, voir ce qui se joue dedans, ce qui s’y cache, ce qui nous y attire, on retrouve là une véritable figure orphique, un rappel de la perte, et l’auteur rappelle alors que la  musique est véritablement ce qui retranche du langage et « ouvre en fin de compte au désir de vivre et de mourir » (p 80).  C’est pourquoi l’origine de la musique peut aller plus loin que l’origine du langage, parce qu’elle lui préexiste et qu’elle est, dans l’écriture poétique, ce que l’on pourrait nommer une  « nudité sonore », ce qui reste caché au fond des mots, comme quelques sons et quelques gémissements plus anciens, en un charme enfin retrouvé,  un  « souffle autour du rien ». (Blanchot, p 86)

       La parole s’appartient enfin chez Maulpoix quand la touche enfoncée du souvenir se remet à vibrer, ce qui d’un sens peut passer dans un autre, ou encore ce qui nous emporte dans le vertige d’un chant investi de désirs ou dans une parole ironique qui dissipe les illusions, en donnant à voir le déploiement de l’imaginaire à partir du réel, en montrant toute l’étrangeté du familier, en ouvrant la porte des chambres interdites. En effet, si cet essai s’efforce de clarifier la parenté du geste musical et du geste poétique, il questionne également dans la profondeur des traces les relations respectives qu’entretient l’art musical avec le langage oral et avec l’écriture plurielle. Voilà l’ultime clé du rappel musical que la réflexion éclaircit promptement, en une centaine de pages : la musique renvoie aux premiers percepts auditifs qui nous affectent alors même que nous ne sommes pas encore au monde, elle ramène à la surface de l’affect l’écho d’un vécu oublié pourtant inoubliable, elle désigne enfin la place d’une perte que nous ne faisons que taire. Ainsi conçue la musique est liée à l’histoire de la voix, du langage en nous, à toute l’histoire du sujet dans ses mutations, dans ses « mues » successives, matérialisant l’absence et commémorant le perdu. En même temps, si la Voix évoque un son élégiaque ou fracassant parce qu’il est appel au silence, les poètes ne se méprennent-ils sur leur propre silence ? Le critique cherche justement à héler jusque dans ce silence une voix qui précède, une voix le plus souvent morte, mais toujours signifiante ; les poètes, et Maulpoix avec ou à travers eux, cherchent à se déprendre de la « voix-loi », de la voix du logos qui double toute parole, les livres de Maulpoix, parus à ce jour, attestant d’ailleurs que la seule corde de rappel possible n’est jamais qu’une corde de langue à laquelle la musique donne voix, tous ses textes étant d’une sublime redondance, comme l’éternel retour d’une Présence. De même que toute musique cache un son étouffé, l’écriture de Maulpoix ramène et protège la source naturelle, la nuit primitive, la part obscure et archaïque, le réel dans son inaccessibilité, comme l’indique le cheminement de la rêverie originale de cet ouvrage. Effectivement, sans le sens implicite du son musical, sans sa lamentation ou son illumination du perdu, sans la convocation quasi immédiate de l’ici mystérieux, sans l’émotion de la Mémoire, l’écriture poétique n’aurait peut-être pas trouvé autant de résonances infinies ; Maulpoix, nous l’avons déjà souligné, travaille à l’oreille, dans l’extrême silence, une très fine oreille sans volonté arrêtée, sans présupposé idéologique, sans autre thèse que toucher, sans autre espoir que retenir l’attention.

     C’est donc un livre étrange où plusieurs voix cohabitent en surimpression, pour ne pas dire en superposition, un livre où l’empilement des textes n’est pas une interprétation unique plus ou moins obscure, mais au contraire, une sorte de « démembrement », l’écriture s’écoutant en mille autres langue, langues qui parfois se contredisent, jouent, s’égarent, choisissent, riment ou chantent, en définitive, révèlent cette inconnue qui hante l’essai. C’est la leçon de cette lecture-écriture, peu importe le fond, il est acquis, il est entendu, peu importe aussi l’aboutissement, le travail à l’œuvre ici est d’ordre poétique, la réflexion ne passant pas, mais laissant passer. L’objet du poète est-il de confiner à l’ineffable ? À l’indicible ? Aux cris, aux violentes déchirures des voix ? Aux souffles, aux bruits et murmures des âmes ? Pas forcément. Plutôt à la bouchée bée, au nuage de fumée qui l’hiver se fige dans l’air, un champ pour du non-mot, un espace délimité pour le vide : une présence de l’Absence. Alors quel univers de profusion se déploie sous nos yeux? Quelle musique résonne sur la page ? Celle d’une écriture propre à s’élancer dans les profondeurs musicales des choses lues, dans leurs incessantes métamorphoses et ce qu’elles donnent à entendre. Maulpoix convoque des poètes pour qui le texte, tendu et intemporel, fait bruire la désespérance comme l’espérance : « La plume qui écrit est une espèce de flûte qui apprivoise un peu le monde. Et c’est ainsi seulement que mourir peut être supportable… » (p 102)

       En somme, quiconque se penche sur cette œuvre, se doit de prêter l’oreille pour entendre mais aussi être à l’écoute afin de mieux saisir les vibrations de l’être. Et si poser la question de l’inconnue n’est pas y répondre en totalité, c’est déjà comprendre la complexité que pose l’écriture poétique toute entière. En ce sens Maulpoix propose, sans doute, la plus belle illustration à ses recherches, quand l’essai prend les contours d’une partition, la réflexion poétique appliquant ce qui lie mots et musiques en une Voix étrangère. L’œuvre que propose l’essayiste pose d’emblée un mystère et y répond seulement en partie, à travers l’exemple réinventé de la quête des origines jusqu’au lyrisme explicatif qui en épouse la forme, rappelant avant tout avec force et subtilité qu’ « Il y a de la musique dans le soupir du roseau ; il y a de la musique dans le bouillonnement du ruisseau ; Il y a de la musique en toutes choses ». (Lord Byron). Les écrits de Maulpoix donnent réellement à entendre une parole poétique à la fois dilatée et elliptique, innervée par un ton et une voix unique, lointaine et offerte, une voix qui transforme une lecture en expérience auditive, le point de départ et d’arrivée de l’essai étant une intonation à trouver autant qu’un silence à délivrer. L’espace littéraire de Maulpoix est rempli de cette voix, espace comparable à une chambre d’écho où la littérature s’écouterait, touchant longuement l’oreille interne et l’esprit du lecteur. L’écrivain incarne aussi les multiples voix citées, elles prennent chair en lui, elles retentissent à travers sa main, laquelle devient un instrument de musique à la mélopée entêtante. Et même si la poésie n’est parfois qu’un filet de voix dans le tumulte du monde, il faut saluer ceux qui, comme Maulpoix, entretiennent encore cet invisible foyer de douceur amère, ceux qui suivent en mots « la belle inconnue qui s’éloigne », ceux qui enfin nourrissent toujours ce phrasé énigmatique et fascinant dont le secret échappe mais dont la magie reste.

Sylvie Besson




  1. Truly Madly Deeply d' Anthony Minghella

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A lire, entre autres oeuvres.....


 L’un d’entre nous parfois se tient debout près de la mer.

Il demeure là longtemps, fixant le bleu, immobile et raide comme une église, ne sachant rien de ce qui pèse sur ses épaules et le retient, si frêle, médusé par le large. Il se souvient peut-être de ce qui n’a jamais eu lieu. Il traverse à la nage sa propre vie. Il palpe les contours. Il explore ses lointains. Il laisse en lui se déplier la mer : elle croît à la mesure de son désir, cogne comme un bâton d’aveugle, et le conduit sans hâte là où le ciel a seul le dernier mot, où personne ne peut plus rien dire, où nulle touffe d’herbe, nulle idée ne pousse, où la tête rend un son creux après avoir craché son âme.


Jean-Michel Maulpoix in "Une histoire de bleu" . Poésie / Gallimard


*Retrouvez aussi articles et nouveautés sur le site littéraire de JMM.......et certaines de mes notes de lecture (sourire)*


  1. Le Nouveau recueil      www.lenouveaurecueil.fr/


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