jeudi 7 février 2013

André Frénaud

Le Miroir ou la part sensible du monde !



Maris aveugles d'Eic Von Stroheim, image que je dois au cinéphile Florian Poinot.

   Noircissant parmi les pierres, étirait la rivière sa langue torse qu'un déboulement au soir venait laper... Moutonnement grenu des bêtes ou le frais de la réalité de dessous la terre, je ne savais.
   Au jour, entre les branches strictement véhémentes, la lumière et l'ombre des pins se rapprochaient pour construire, sans trembler qu'avec noblesse, un miroir, oui... comme une vitre réfléchissante où pût apparaître le vrai monde, la face bleue de l'ange.

André Frénaud,  "Passage de la visitation" (extrait)

Bernanos

Bernanos ou  la dualité singulière du miroir.... 

L’épreuve vient de Dieu. Je l’attendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout d’une telle bouche. C’est de Dieu que je reçois à cette heure la force que tu ne peux briser.
Au même instant, ce qui se tenait devant lui s’effaça, ou plutôt les lignes et contours s’en confondirent dans une vibration mystérieuse, ainsi que les rayons d’une roue qui tourne à toute vitesse. Puis ces traits se reformèrent lentement.
Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de soi-même.
Que dire ? C’était son visage pâli, sa soutane souillée de boue, le geste instinctif de sa main vers le coeur ; c’était là son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier, ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie… Hé quoi ! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents à l’ennemi qui nous guette ? Sommes-nous donnés si désarmés à sa haine pensive ?

Derrière le miroir de Nicolas Ray
Bernanos, Sous le soleil de Satan

mercredi 6 février 2013

Paul Celan


Etre un Miroir....


L'Eclipse d'Antonioni



JE PEUX ENCORE TE VOIR: un écho,
palpable avec des  mots
tactiles, à l’arête
de l’adieu.

Ton visage s’effarouche doucement
quand soudain
fait une clarté de lampe en moi,
à l’endroit
où l’on dit le plus douloureusement Jamais.


Paul Celan, Contrainte de lumière .

Angèle Paoli


Les eaux limpides du miroir....


Nausicaa au miroir


Nausicaa, 

couchée dans ton lit d 'asphodèles nid et nœud

tu tresses silencieuse

les lierres enchenillés au chèvrefeuille


[quel adjectif autre que ― virile viride ―

pour dire la fémin-îlité d'une image

d'une phrase d'un style d'une offrande

d'un rêve à la mue printanière]


fougères volubiles enroulées aux tiges roides

et ton sexe noué suave végétale au tronc qui t'accueille

lascive tu enlaces de tes bras de tes cuisses

le membre herbu de l'arbre échoué sur la plage

et tu danses nue la fière sarabande apprise de tes aïeules


― ronde boucle portée à tes lubies de lune

pierre exacte dressée dans ses eaux ―


Nausicaa, fille d'Arété,


tu brûles tes encens

dans le chant qui t'immole

bruyère de soleil déployée à ta couche

et voilà que jadis te revient en mémoire

toi qui jamais ne rêves du rêve qui te rêve


qui es-tu ― hypomée douce de hasard ―

qui chante dans sa source

innocente du fiel et du miel de tendresse


un oiseau d'eau ― talève sultane calandrelle cendrée ―

déroule quelques notes flûtées

grains d'ellébores en chapelet

de pluie de gouttes de rosée


Nausicaa, fille d'Alcinoos,


tu rêves tu défais

les boutons cuivrés de la veste bleu roi

qu'il t'a laissée en souvenir de lui

tu les roules entre tes doigts

les fais reluire aux voiles d'eau de ta tunique

ils brillent ronds et lourds pareils aux nectarines de tes seins


une autre fauvette hypolaïs bavarde lance ses trilles ― arbre touffu ―

tu guettes hors de ta couche d'asphodèles

la venue du printemps ― féminité de l'air qui glisse sur ta joue ―

la solitude de ce jour point ne te pèse

elle te prend dans ses mots filaments

étirements fluides à même la peau du ciel


― crocus mauves en corolles à foison au revers des talus ―

Demain est un autre jour de Douglas sirk


Nausicaa,

confie-moi ton rêve

le bateau qui s'éloigne

vers quelle tempête cingle-t-il

et ce sourire d'elle qui t'effleure

pourquoi vient-il te visiter

est-elle morte est-elle vive

pareille à l'eau qui ne se peut saisir

musique fraîche au vallon

qui rythme sa cascade sur la mousse


Nausicaa,

te voilà à la source claire

penchée sur la vasque ― eaux limpides au miroir ―

tu te berces de songes

et t'enivres aux volutes de son rire

foisonnement de perles à l'émail de ta bouche


Nausicaa,

je te lis

dans ton ombre

et me mire

― en tes secrètes

évasions

Vestale du désir.


Angèle Paoli

Article Besson/vernet


Les traces éphémères du monde, le miroir en clair-obscur de Vernet !


Une barque passe près de ton seuil (Ed Part commune)

Joël Vernet  ou l’ Esthétique de la trace par Sylvie Besson

« Seules  les traces font rêver » Char


Tetro de Coppola
     Poèmes sauvés du feu [1], revenus des enfers, traces du passé réinvestis par du vivant, la publication récente d’œuvres anciennes semble redoubler les préoccupations centrales de la démarche du poète ; en effet, il s’agit stricto sensu de poèmes rendus au jour, d’écrits qui reprennent enfin les chemins de l’errance ou le fil de l’existence. Le retour sur les lieux du forfait, lieu de la création, figure davantage un cercle ouvert, spirale plutôt que boucle, puisque les poèmes recommencent certes, mais aujourd’hui, c'est-à-dire ailleurs, dans une reprise modifiée par les choix et conditions dans lesquelles le poète les publie, ce sont des décalages de variations invisibles à l’œil nu qui font de l’œuvre de Vernet un livre nouveau aux sentiers qui bifurquent ; le recueil prône ainsi une esthétique de la trace afin que la vie continue et « flotte entre les eaux ». Même le travail souterrain du temps ne peut miner le fragile édifice des poèmes, reprises, variations, implosion des frontières du temps, ce sont là les structures d’une œuvre musicale et poétique : désert, lumière, mer, enfance sont autant de seuils initiatiques qui permettent une autre façon d’habiter le monde : « …Oui, prenez doucement cette barque/ Puis longer les roseaux, /Naviguez pour toujours sur la courbe du temps ». Si Le dispositif du Retour parvient à faire défiler la route à l’envers, à inverser la course du temps, le poète sait qu’il doit aller constamment à contre-courant de la connaissance et de la certitude que donnent cependant les traces du passé et celles des chemins parcourus, il engage le lecteur dans l’inconnu, dans l’absence et dans l’ignorance sans perdre de vue la beauté effrayante du passage : « A cette mort qui nous précède,/ Qui nous hante/ Dans l’enchantement d’un été./ A cette trace d’or dans nos cœurs, / A la parole légère de la mémoire/ Puisqu’il nous suffit/ De soulever la pierre du Temps/ Et de voir, / Sous quelques fleurs, / Le serpent venimeux/ De l’oubli. ». Une voix lapidaire, dépouillée et retenue à l’extrême touche au plus vif par sa densité, une parole lustrale s’enracine dans le silence immémorial des commencements et la voix « merveilleusement éclairante » des recommencements.
     A l’instar des feuillets griffonnés de ses carnets de voyages, il y a, chez Joël Vernet, un territoire de la poésie par la disposition des textes ramassés comme des poignées de poussière, paume ouverte d’une main qui les a recueillis dans le désir des sensations perdues, au désert de son errance. Les mots assemblés forment alors un tout concret, une véritable émotion qui n’a rien à voir avec la sensiblerie mais avec un ébranlement des couches profondes de la sensibilité, de l’intelligence du poète et de son rapport au monde, « car toute chose est née pour l’absence ». Si le poète est autant associé à la quête des grands espaces qu’à la nostalgie de l’enfance, il faut voir, dans cette langue des départs et des retours, davantage une expérience du monde : comment vivre le plus longtemps possible dans le présent et face à la perte des instants magiques ? La candeur apparente de l’œuvre relève alors d’une recherche existentielle, d’une terre permise, se décline en une variation insatiable d’une meilleure lumière face à l’obscur : les éclairs, les orages et la foudre ne cessent de traverser l’œuvre déposant quelques cristaux précieux et venimeux, soulignant à quel point la promesse de l’aube est unique et fébrile : « Toutes ces choses les plus obscures,/Les plus pauvres s’en iront/ Et reviendront à l’aube/ Nourrir cette flamme/ Puisque nous aurons accompli/ Le voyage de l’autre côté ». En fait, la curiosité et la rêverie de Vernet conduisent à la même insatisfaction que tout poète engagé dans la rugosité du réel, il est certes permis d’admirer la grâce fugace d’un instant, de se souvenir du pas fragile de l’être à jamais perdu, le réel reste cependant éphémère et jamais ne peut rassurer. La Création passe alors par cette résistance du réel, cette résistance au réel. Comment signifier ce qui reste après l’oubli, [2] comment faire naître la mobilité de l’errance ? Le réel est une route avec trop de terre, trop de ciel, le regard se veut alors le plus naturel possible, loin de l’instant décisif ou du moment exceptionnel, la parole saisit également des vies minuscules, tous ces instantanés qui ne vont nulle part, ne débouchent sur rien, si ce n’est sur un horizon commun : « Cette beauté des vignes à l’abandon,/ Des sentes rocailleuses,/ Des minuscules ravins/ Où des petits ruisseaux/ Font leur lit d’étoffe pâle/ Avant d’atteindre la mer,/ L’horizon absolu ».
    Voix de l’entre-deux, la poésie de Vernet est dans ces Instantanés à la fois miroir et fenêtre, il regarde en soi et vers le monde sans perdre de vue la fragilité et la violence du réel. Le poète habite, en errant nostalgique, des zones intermédiaires, des espaces situés entre deux mondes, marge, frontière, seuil, no man’s land, étranger en tout  pays et en lui-même, il est celui qui parvient à tracer sa singularité pour mieux célébrer « l’art des sommets ». Vernet ne s’approprie pas, il ne vole pas ; l’errance, le retour vers l’enfance -vers l’infans- ne sont pas des fuites, mais des manières d’épouser la beauté et les hauteurs du monde que guettent l’obscur et le néant. Poésie cendrée du désert, frontières incertaines entre la passé et le présent, la majesté du pas de Vernet est bien comme celle de la trace, la plume du poète sillonne ce qu’il y a de vivant dans l’homme, même si, le poète l’avoue : le pas est lourd, « pesant parce que je suis ». Les poèmes lèvent alors le voile sur toutes les fièvres de l’incertitude, une errance jamais interrompue dans les  moindres continents de la mémoire, à travers l’épaisseur de ce qui est vu, reconnu, aimé. On pourrait évoquer « un chasse au bonheur » si le poète n’était conscient que les terres du temps ne tremblent sous nos pas ; il couve ses appréhensions dans l’intimité bouillonnante de son enfance, toujours présente et vive, dans l’amour et ses courses effervescentes, mais aussi dans la mort et son cortège de masques, dans le voyage qui le fait témoin de l’éphémère, de l’homme et de son précaire destin. La poésie prend alors les dimensions de l’exil, rêves d’un pays lointain de l’enfance, solitude des déserts traversés, rêverie solitaire qui permet la découverte de lieux inconnus : «Ecoute. Les pas nouveaux s’annoncent /Aux rives des déserts ». Le poète nous donne en partage des sensations inédites, nous rappelant l’évidence du simple comme la fugacité du présent, « [C]e Présent [qui] est bien la seule grande affaire de toute vie ». Pour l’auteur, le poids du monde ramène les hommes à même la terre, au seuil du vide que nous tentons d’habiter, sur une barque au bout de laquelle se profilent de prodigieuses ombres. Dérive ou détour, la barque de Vernet reste arrimée au réel par une corde bien solide, mais  la longue chaîne de l’ancre peut parfois, s’alléger par le frottement de la matière, alors la barque tangue donnant la grâce du mouvement, enchantement ou déchirure, à l’instar de la vie : « Toute existence est un bateau qui tangue »…
   Le passage des années, la marche solitaire face au réel nous font comprendre que l’enfance comme l’espérance, ces voyages sans fin, s’évanouissent moins à l’entrée dans l’âge adulte qu’à l’heure où disparaît le mirage qui leur avait donné leur saveur, et ce mirage ou miracle Vernet n’y a jamais vraiment renoncé ; dans la douleur ou la solitude, sa poésie ne cesse d’avancer, de tracer le chemin, découvrant dans l’homme de bonnes raisons d’être. Ouvert au monde, le poète tient, perplexe, un carnet de route entre soif d’action et désillusion, et ce monde en clair-obscur prend, dans les souvenirs indécis et les errances incertaines, des allures de somptueux chant populaire.

SYLVIE BESSON 





[1] « Ces poèmes furent écrits durant les années 1980-1997. Au gré des aléas, des épreuves. Nombreux, sans force, furent détruits. L’auteur, n’ayant pas le courage, de mettre le feu à toute la malle, les poèmes que voici eurent alors tout le loisir de prendre la fuite pour s’échapper, dans ce qu’il faut bien nommer un livre » (Note, J Vernet, pp 89/90….)


mardi 5 février 2013

Armel Guerne


La vague ou le miroir des profondeurs....


La vague transversale

Hana-Bi de Kitano
..... La lame accourt en se gonflant, s'aiguise sur sa crête, se verse et puis déferle en s'étalant avec le bruissement un peu froissé d'un long soupir, doux et léger, qu'on perçoit cependant déjà dans l'encore du grand fracas de l’eau cognant sur le rivage. Un éventail qui s'ouvre en captant le soleil, une main qui caresse, le coup preste de la baguette d'une fée qui maintient un instant, lisse et fine, la pellicule d'eau comme un miroir vivant, étiré à l'extrême, transparent au plus haut de la pente conquise. - Et là, dans le moment d’hésitation du ressac suspendu, beaucoup plus faible mais triomphant déjà de la faiblesse de la force lorsque tout bouge encore, naît et se met à courir la vague transversale, presque terrestre, qui semble balayer, ramasser, cueillir la mer épanouie, régner sur elle, rejeu du jeu, la dominer elle qui ne vient de nulle part et que n'appuie aucun passé, la minuscule, l'éphémère - visible à peine sur le fil de son relief, juste comme un frisson, mais tout à coup unique et seule et tout à coup puissante assez pour repousser le puissant océan toujours inexplicable, oui, pour le reconduire en toute modestie et souverainement, le ramener à ses profondeurs.

Armel Guerne, Le Poids vivant de la Parole.

Didier Manyach



Le visage est un reflet !



Les yeux sans visage de Franju

Le visage dans la vitre
Empalé, blême
Voyant, vu, le bateau dans les glaces
le corbeau sur les mâts
qui annonce le rivage
mais replie ses ailes
sur la vision
observé droit dans les yeux
le visage disparaît
comme un masque ôté…

Didier Manyach, Expérience Blockhhaus

Les Yeux sans visage....