Les
traces éphémères du monde, le miroir en clair-obscur de Vernet !
Une barque passe près de ton seuil (Ed Part commune)
Joël Vernet ou l’ Esthétique de la trace par Sylvie Besson
« Seules les traces font rêver » Char
Tetro de Coppola |
Poèmes sauvés du feu [1],
revenus des enfers, traces du passé réinvestis par du vivant, la publication
récente d’œuvres anciennes semble redoubler les préoccupations centrales de la
démarche du poète ; en effet, il s’agit stricto sensu de poèmes rendus
au jour, d’écrits qui reprennent enfin les chemins de l’errance ou le fil
de l’existence. Le retour sur les lieux du forfait,
lieu de la création, figure davantage un cercle ouvert, spirale plutôt que
boucle, puisque les poèmes recommencent certes, mais aujourd’hui, c'est-à-dire ailleurs, dans une reprise modifiée par
les choix et conditions dans lesquelles le poète les publie, ce sont des
décalages de variations invisibles à l’œil nu qui font de l’œuvre de Vernet un livre
nouveau aux sentiers qui bifurquent ; le recueil prône ainsi une
esthétique de la trace afin que la vie continue et « flotte entre les eaux ». Même le travail souterrain du temps
ne peut miner le fragile édifice des poèmes, reprises, variations, implosion
des frontières du temps, ce sont là les structures d’une œuvre musicale et
poétique : désert, lumière, mer, enfance sont autant de seuils
initiatiques qui permettent une autre façon d’habiter le monde : « …Oui, prenez doucement cette barque/ Puis longer les roseaux, /Naviguez
pour toujours sur la courbe du temps ». Si Le dispositif du Retour
parvient à faire défiler la route à l’envers, à inverser la course du temps, le
poète sait qu’il doit aller constamment à contre-courant de la connaissance et
de la certitude que donnent cependant les traces du passé et celles des chemins
parcourus, il engage le lecteur dans l’inconnu, dans l’absence et dans
l’ignorance sans perdre de vue la beauté effrayante du passage : « A cette mort qui nous précède,/ Qui nous
hante/ Dans l’enchantement d’un été./ A cette trace d’or dans nos cœurs, / A la
parole légère de la mémoire/ Puisqu’il nous suffit/ De soulever la pierre du
Temps/ Et de voir, / Sous quelques fleurs, / Le serpent venimeux/ De l’oubli. ». Une voix lapidaire,
dépouillée et retenue à l’extrême touche au plus vif par sa densité, une parole
lustrale s’enracine dans le silence immémorial des commencements et la voix « merveilleusement éclairante » des
recommencements.
A l’instar des feuillets griffonnés de ses carnets de voyages, il y a,
chez Joël Vernet, un territoire de la poésie par la disposition des textes
ramassés comme des poignées de poussière, paume ouverte d’une main qui les a
recueillis dans le désir des sensations perdues, au désert de son errance. Les
mots assemblés forment alors un tout concret, une véritable émotion qui n’a
rien à voir avec la sensiblerie mais avec un ébranlement des couches profondes
de la sensibilité, de l’intelligence du poète et de son rapport au monde, « car toute chose est née pour l’absence ».
Si le poète est autant associé à la quête des grands espaces qu’à la nostalgie
de l’enfance, il faut voir, dans cette
langue des départs et des retours,
davantage une expérience du monde : comment vivre le plus longtemps
possible dans le présent et face à la perte des instants magiques ? La
candeur apparente de l’œuvre relève alors d’une recherche existentielle, d’une
terre permise, se décline en une variation insatiable d’une meilleure lumière
face à l’obscur : les éclairs, les orages et la foudre ne cessent de
traverser l’œuvre déposant quelques cristaux précieux et venimeux, soulignant à
quel point la promesse de l’aube est unique et fébrile : « Toutes ces choses les plus obscures,/Les
plus pauvres s’en iront/ Et reviendront à l’aube/ Nourrir cette flamme/ Puisque
nous aurons accompli/ Le voyage de l’autre côté ». En fait, la curiosité et la rêverie de Vernet
conduisent à la même insatisfaction que tout poète engagé dans la rugosité du
réel, il est certes permis d’admirer la grâce fugace d’un instant, de se
souvenir du pas fragile de l’être à jamais perdu, le réel reste cependant éphémère
et jamais ne peut rassurer. La Création passe alors par cette résistance du
réel, cette résistance au réel. Comment signifier ce qui reste après l’oubli, [2] comment faire naître la mobilité de
l’errance ? Le réel est une route avec trop de terre, trop de ciel, le
regard se veut alors le plus naturel possible, loin de l’instant décisif ou du
moment exceptionnel, la parole saisit également des vies minuscules, tous ces
instantanés qui ne vont nulle part, ne débouchent sur rien, si ce n’est sur un
horizon commun : « Cette beauté des
vignes à l’abandon,/ Des sentes rocailleuses,/ Des minuscules ravins/ Où des
petits ruisseaux/ Font leur lit d’étoffe pâle/ Avant d’atteindre la mer,/
L’horizon absolu ».
Voix de l’entre-deux, la poésie de Vernet est dans ces Instantanés à la
fois miroir et fenêtre, il regarde en soi et vers le monde sans perdre de vue
la fragilité et la violence du réel. Le poète habite, en errant nostalgique,
des zones intermédiaires, des espaces situés entre deux mondes, marge,
frontière, seuil, no man’s land,
étranger en tout pays et en lui-même, il
est celui qui parvient à tracer sa singularité pour mieux célébrer « l’art des sommets ». Vernet
ne s’approprie pas, il ne vole
pas ; l’errance, le retour vers l’enfance -vers l’infans- ne sont pas des fuites, mais des manières d’épouser la
beauté et les hauteurs du monde que guettent l’obscur et le néant. Poésie
cendrée du désert, frontières incertaines entre la passé et le présent, la
majesté du pas de Vernet est bien comme celle de la trace, la plume du poète
sillonne ce qu’il y a de vivant dans l’homme, même si, le poète l’avoue :
le pas est lourd, « pesant parce que
je suis ».
Les poèmes lèvent alors le voile sur toutes les fièvres de l’incertitude, une errance
jamais interrompue dans les moindres
continents de la mémoire, à travers l’épaisseur de ce qui est vu, reconnu,
aimé. On pourrait évoquer « un
chasse au bonheur » si le poète n’était conscient que les terres du temps
ne tremblent sous nos pas ; il couve ses appréhensions dans l’intimité
bouillonnante de son enfance, toujours présente et vive, dans l’amour et ses
courses effervescentes, mais aussi dans la mort et son cortège de masques, dans
le voyage qui le fait témoin de l’éphémère, de l’homme et de son précaire
destin. La poésie prend alors les dimensions de l’exil, rêves d’un pays
lointain de l’enfance, solitude des déserts traversés, rêverie solitaire qui permet
la découverte de lieux inconnus : «Ecoute. Les
pas nouveaux s’annoncent /Aux rives des déserts ». Le poète nous donne
en partage des sensations inédites, nous rappelant l’évidence du simple comme
la fugacité du présent, « [C]e
Présent [qui] est bien la seule grande
affaire de toute vie ». Pour l’auteur, le poids du monde ramène les
hommes à même la terre, au seuil du vide que nous tentons d’habiter, sur une barque au bout de laquelle se
profilent de prodigieuses ombres. Dérive ou détour, la barque de Vernet reste arrimée au réel par une corde bien solide,
mais la longue chaîne de l’ancre peut parfois, s’alléger par le frottement de la matière, alors la barque tangue donnant la grâce du
mouvement, enchantement ou déchirure, à l’instar de la vie : « Toute existence est un bateau qui tangue »…
Le passage des années, la marche solitaire face au réel nous font
comprendre que l’enfance comme l’espérance, ces voyages sans fin,
s’évanouissent moins à l’entrée dans l’âge adulte qu’à l’heure où disparaît le
mirage qui leur avait donné leur saveur, et ce mirage ou miracle Vernet n’y a jamais
vraiment renoncé ; dans la douleur ou la solitude, sa poésie ne cesse
d’avancer, de tracer le chemin, découvrant dans l’homme de bonnes raisons d’être.
Ouvert au monde, le poète tient, perplexe, un carnet de route entre soif
d’action et désillusion, et ce monde en clair-obscur prend, dans les souvenirs
indécis et les errances incertaines, des allures de somptueux chant populaire.
SYLVIE BESSON
[1] « Ces
poèmes furent écrits durant les années 1980-1997. Au gré des aléas, des épreuves.
Nombreux, sans force, furent détruits. L’auteur, n’ayant pas le courage, de
mettre le feu à toute la malle, les poèmes que voici eurent alors tout le loisir
de prendre la fuite pour s’échapper, dans ce qu’il faut bien nommer un livre »
(Note, J Vernet, pp 89/90….)
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