mardi 19 février 2013

Dostoïevski

Le rêveur reste dans l'Ombre!



Le Baiser du tueur de Kubrick

Un rêveur n’est pas un homme, c’est un être neutre ; il vit dans une ombre perpétuelle comme s’il se cachait même du jour ; il s’incruste dans son trou comme un escargot, ou plutôt il ressemble davantage encore à la tortue, qu’en pensez-vous ? Pourquoi aime-t-il tant ses quatre murs, qui de toute rigueur doivent être peints en vert, enfumés et tristes ? Pourquoi cet homme ridicule, si quelqu’un de ses rares amis vient le voir (et il finit par n’en plus avoir du tout), le reçoit-il avec tant d’embarras ? tant de jeux de physionomie ? Comme s’il venait de faire un crime ? comme s’il fabriquait de la fausse monnaie ou des vers qu’il va envoyer à un journal avec une lettre anonyme attestant que le poète est mort et qu’un de ses amis considère comme un devoir sacré de publier ses œuvres ? Pourquoi, dites-le-moi, Nastenka ! les divers interlocuteurs qui se sont rassemblés chez notre rêveur ne parviennent-ils pas à engager la conversation ? Pourquoi ni rires ni plaisanteries ? Ailleurs pourtant et dans d’autres occasions, il ne dédaigne ni le rire, ni la plaisanterie, à propos du beau sexe, ou sur n’importe quel autre thème aussi gai. Pourquoi enfin l’ami, dès cette première visite, – d’ailleurs il n’y en aura pas deux, – cet ami, une connaissance récente, s’embarrasse-t-il, se guinde-t-il tant après ses premières saillies (s’il en trouve) en regardant le visage défait du maître du logis, qui finit lui-même par perdre tout à fait la carte après des efforts énormes mais vains pour animer la conversation, montrer du savoir-vivre, parler du beau sexe aussi, et, par toutes ces concessions, plaire au pauvre garçon qui lui fait visite par erreur ? Pourquoi enfin le visiteur se lève-t-il tout à coup, se rappelant une affaire urgente, et prend-il son chapeau après un salut désagréable, et retire-t-il avec tant de peine sa main de l’étreinte chaude du maître qui tâche de lui témoigner par cette étreinte silencieuse un repentir inexplicable ? Pourquoi, une fois dehors, l’ami rit-il aux éclats et se jure-t-il de ne jamais remettre les pieds chez cet homme étrange, un bon garçon pourtant, mais dont il ne peut s’empêcher de comparer la physionomie à la mine de ce malheureux petit chat fripé, tourmenté par les enfants, qui tout à l’heure est venu se blottir sous la chaise, – c’était alors celle du visiteur – et dans l’ombre, avec ses deux petites pattes a longuement débarbouillé et lustré son petit museau et, longtemps encore après, regardait avec ressentiment la nature et la vie...

Fiodor Dostoïevski, Le Nuits Blanches

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire