mercredi 6 février 2013

Article Besson/vernet


Les traces éphémères du monde, le miroir en clair-obscur de Vernet !


Une barque passe près de ton seuil (Ed Part commune)

Joël Vernet  ou l’ Esthétique de la trace par Sylvie Besson

« Seules  les traces font rêver » Char


Tetro de Coppola
     Poèmes sauvés du feu [1], revenus des enfers, traces du passé réinvestis par du vivant, la publication récente d’œuvres anciennes semble redoubler les préoccupations centrales de la démarche du poète ; en effet, il s’agit stricto sensu de poèmes rendus au jour, d’écrits qui reprennent enfin les chemins de l’errance ou le fil de l’existence. Le retour sur les lieux du forfait, lieu de la création, figure davantage un cercle ouvert, spirale plutôt que boucle, puisque les poèmes recommencent certes, mais aujourd’hui, c'est-à-dire ailleurs, dans une reprise modifiée par les choix et conditions dans lesquelles le poète les publie, ce sont des décalages de variations invisibles à l’œil nu qui font de l’œuvre de Vernet un livre nouveau aux sentiers qui bifurquent ; le recueil prône ainsi une esthétique de la trace afin que la vie continue et « flotte entre les eaux ». Même le travail souterrain du temps ne peut miner le fragile édifice des poèmes, reprises, variations, implosion des frontières du temps, ce sont là les structures d’une œuvre musicale et poétique : désert, lumière, mer, enfance sont autant de seuils initiatiques qui permettent une autre façon d’habiter le monde : « …Oui, prenez doucement cette barque/ Puis longer les roseaux, /Naviguez pour toujours sur la courbe du temps ». Si Le dispositif du Retour parvient à faire défiler la route à l’envers, à inverser la course du temps, le poète sait qu’il doit aller constamment à contre-courant de la connaissance et de la certitude que donnent cependant les traces du passé et celles des chemins parcourus, il engage le lecteur dans l’inconnu, dans l’absence et dans l’ignorance sans perdre de vue la beauté effrayante du passage : « A cette mort qui nous précède,/ Qui nous hante/ Dans l’enchantement d’un été./ A cette trace d’or dans nos cœurs, / A la parole légère de la mémoire/ Puisqu’il nous suffit/ De soulever la pierre du Temps/ Et de voir, / Sous quelques fleurs, / Le serpent venimeux/ De l’oubli. ». Une voix lapidaire, dépouillée et retenue à l’extrême touche au plus vif par sa densité, une parole lustrale s’enracine dans le silence immémorial des commencements et la voix « merveilleusement éclairante » des recommencements.
     A l’instar des feuillets griffonnés de ses carnets de voyages, il y a, chez Joël Vernet, un territoire de la poésie par la disposition des textes ramassés comme des poignées de poussière, paume ouverte d’une main qui les a recueillis dans le désir des sensations perdues, au désert de son errance. Les mots assemblés forment alors un tout concret, une véritable émotion qui n’a rien à voir avec la sensiblerie mais avec un ébranlement des couches profondes de la sensibilité, de l’intelligence du poète et de son rapport au monde, « car toute chose est née pour l’absence ». Si le poète est autant associé à la quête des grands espaces qu’à la nostalgie de l’enfance, il faut voir, dans cette langue des départs et des retours, davantage une expérience du monde : comment vivre le plus longtemps possible dans le présent et face à la perte des instants magiques ? La candeur apparente de l’œuvre relève alors d’une recherche existentielle, d’une terre permise, se décline en une variation insatiable d’une meilleure lumière face à l’obscur : les éclairs, les orages et la foudre ne cessent de traverser l’œuvre déposant quelques cristaux précieux et venimeux, soulignant à quel point la promesse de l’aube est unique et fébrile : « Toutes ces choses les plus obscures,/Les plus pauvres s’en iront/ Et reviendront à l’aube/ Nourrir cette flamme/ Puisque nous aurons accompli/ Le voyage de l’autre côté ». En fait, la curiosité et la rêverie de Vernet conduisent à la même insatisfaction que tout poète engagé dans la rugosité du réel, il est certes permis d’admirer la grâce fugace d’un instant, de se souvenir du pas fragile de l’être à jamais perdu, le réel reste cependant éphémère et jamais ne peut rassurer. La Création passe alors par cette résistance du réel, cette résistance au réel. Comment signifier ce qui reste après l’oubli, [2] comment faire naître la mobilité de l’errance ? Le réel est une route avec trop de terre, trop de ciel, le regard se veut alors le plus naturel possible, loin de l’instant décisif ou du moment exceptionnel, la parole saisit également des vies minuscules, tous ces instantanés qui ne vont nulle part, ne débouchent sur rien, si ce n’est sur un horizon commun : « Cette beauté des vignes à l’abandon,/ Des sentes rocailleuses,/ Des minuscules ravins/ Où des petits ruisseaux/ Font leur lit d’étoffe pâle/ Avant d’atteindre la mer,/ L’horizon absolu ».
    Voix de l’entre-deux, la poésie de Vernet est dans ces Instantanés à la fois miroir et fenêtre, il regarde en soi et vers le monde sans perdre de vue la fragilité et la violence du réel. Le poète habite, en errant nostalgique, des zones intermédiaires, des espaces situés entre deux mondes, marge, frontière, seuil, no man’s land, étranger en tout  pays et en lui-même, il est celui qui parvient à tracer sa singularité pour mieux célébrer « l’art des sommets ». Vernet ne s’approprie pas, il ne vole pas ; l’errance, le retour vers l’enfance -vers l’infans- ne sont pas des fuites, mais des manières d’épouser la beauté et les hauteurs du monde que guettent l’obscur et le néant. Poésie cendrée du désert, frontières incertaines entre la passé et le présent, la majesté du pas de Vernet est bien comme celle de la trace, la plume du poète sillonne ce qu’il y a de vivant dans l’homme, même si, le poète l’avoue : le pas est lourd, « pesant parce que je suis ». Les poèmes lèvent alors le voile sur toutes les fièvres de l’incertitude, une errance jamais interrompue dans les  moindres continents de la mémoire, à travers l’épaisseur de ce qui est vu, reconnu, aimé. On pourrait évoquer « un chasse au bonheur » si le poète n’était conscient que les terres du temps ne tremblent sous nos pas ; il couve ses appréhensions dans l’intimité bouillonnante de son enfance, toujours présente et vive, dans l’amour et ses courses effervescentes, mais aussi dans la mort et son cortège de masques, dans le voyage qui le fait témoin de l’éphémère, de l’homme et de son précaire destin. La poésie prend alors les dimensions de l’exil, rêves d’un pays lointain de l’enfance, solitude des déserts traversés, rêverie solitaire qui permet la découverte de lieux inconnus : «Ecoute. Les pas nouveaux s’annoncent /Aux rives des déserts ». Le poète nous donne en partage des sensations inédites, nous rappelant l’évidence du simple comme la fugacité du présent, « [C]e Présent [qui] est bien la seule grande affaire de toute vie ». Pour l’auteur, le poids du monde ramène les hommes à même la terre, au seuil du vide que nous tentons d’habiter, sur une barque au bout de laquelle se profilent de prodigieuses ombres. Dérive ou détour, la barque de Vernet reste arrimée au réel par une corde bien solide, mais  la longue chaîne de l’ancre peut parfois, s’alléger par le frottement de la matière, alors la barque tangue donnant la grâce du mouvement, enchantement ou déchirure, à l’instar de la vie : « Toute existence est un bateau qui tangue »…
   Le passage des années, la marche solitaire face au réel nous font comprendre que l’enfance comme l’espérance, ces voyages sans fin, s’évanouissent moins à l’entrée dans l’âge adulte qu’à l’heure où disparaît le mirage qui leur avait donné leur saveur, et ce mirage ou miracle Vernet n’y a jamais vraiment renoncé ; dans la douleur ou la solitude, sa poésie ne cesse d’avancer, de tracer le chemin, découvrant dans l’homme de bonnes raisons d’être. Ouvert au monde, le poète tient, perplexe, un carnet de route entre soif d’action et désillusion, et ce monde en clair-obscur prend, dans les souvenirs indécis et les errances incertaines, des allures de somptueux chant populaire.

SYLVIE BESSON 





[1] « Ces poèmes furent écrits durant les années 1980-1997. Au gré des aléas, des épreuves. Nombreux, sans force, furent détruits. L’auteur, n’ayant pas le courage, de mettre le feu à toute la malle, les poèmes que voici eurent alors tout le loisir de prendre la fuite pour s’échapper, dans ce qu’il faut bien nommer un livre » (Note, J Vernet, pp 89/90….)


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