Des eaux insaisissables !
Rêve de Kurosawa |
Là-bas, c’est la Gartempe qui coule, et
ce n’est pas une grande rivière ; elle est de celles qui se jettent
câlinement dans les bras d’une autre un peu plus abondante, mais guère, plutôt
que d’aller donner d’elle-même de la tête dans le ventre d’un fleuve. Cela
convient à notre tempérament : gens de plaine, comme elle, nous cultivons
une même tendresse, une même modestie ; malgré quelques collines – mais
elle a râpé presque tous nos raidillons, nous vivons à son étale, elle nous
donne un avant-goût de l’océan : masse dormante affalée de tout son poids
dans son lit, quelque chose d’une paresse, rarement tumultueuse. Je dis bien par
chez nous, je parle de notre monde, qui est de calcaire et d’argile ;
maintenant, vers les montagnes du Limousin, plus haut, qu’elle mène une autre
vie, nul n’en doute, nous savons qu’elle traverse des gouffres de granit, fait
la culbute avec les roches – qu’elle travaille au corps les paysages et les
parlures d’amont, mine les à-pics et les diphtongues. Peu nous importe,
d’ailleurs, nous héritons d’un calme, d’une quiétude sereine, comme d’un animal
après quelque folie, et d’une langue assagie, presque plate.
Elle coule, c’est la Gartempe, s’évapore
en été, reprend en automne du poil de la bête, et connaît toute puissance en
hiver et au printemps. Toute puissance : entendez qu’elle fait du lard
comme un chapon sous la mue, pas autrement brutale, mais elle croît, déborde
avec les pluies, gagne sur les bourgs, les champs, mâche le blé sous la terre,
emplit les caves. On peut toujours tenter d’agir, se pavaner en cuissardes dans
les rues, secourir en barque d’infortunés voisins, nos manigances ne lui font rien,
c’est à peine si nos coups de rame, nos godilles, nos pas caoutchouteux de
bibendums, éveillent dans l’eau quelques remous. Une mollesse pèse partout ;
on ne sait par où la prendre, sa matière fuit sous les doigts.
Patience, il faut attendre. Un jour,
cela fond, reflue : seul moment de l’année qu’elle joue les grandes dames,
feint d’aborder la mer d’égale à égale en singeant les marées.
Lionel-Edouard Martin Deuil à Chailly,
éd. Arléa
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