Les Bois sensuels de la vagabonde....
Chers bois ! Je les connais tous ; je les ai battus si souvent. Il y a les
bois-taillis, des arbustes qui vous agrippent méchamment la figure au passage,
ceux-là sont pleins de soleil, de fraises, de muguet, et aussi de serpents. J'y
ai tressailli de frayeurs suffocantes à voir glisser devant mes pieds ces
atroces petits corps lisses et froids ; vingt fois je me suis arrêtée,
haletante, en trouvant sous ma main, près de la « passe-rose », une couleuvre
bien sage, roulée en colimaçon régulièrement, sa tête en dessus, ses petits yeux
dorés me regardant ; ce n'était pas dangereux, mais quelles terreurs ! Tant pis,
je finis toujours par y retourner seule ou avec des camarades ; plutôt seule,
parce que ces petites grandes filles m'agacent, ça a peur de se déchirer aux
ronces, ça a peur des petites bêtes, des chenilles velues et des araignées des
bruyères, si jolies, rondes et roses comme des perles, ça crie, c'est fatigué, -
insupportables enfin.
Bright Star de Jane Campion |
Et puis il y a mes préférés, les grands bois qui ont
seize et vingt ans, ça me saigne le cœur d'en voir couper un ; pas
broussailleux, ceux-là, des arbres comme des colonnes, des sentiers étroits, où
il fait presque nuit à midi, où la voix et les pas sonnent d'une façon
inquiétante. Dieu, que je les aime ! Je m'y sens tellement seule, les yeux
perdus loin entre les arbres, dans le jour vert et mystérieux, à la fois
délicieusement tranquille et un peu anxieuse, à cause de la solitude et de
l'obscurité vague... Pas de petites bêtes, dans ces grands bois, ni de hautes
herbes, un sol battu, tour à tour sec, sonore, ou mou à cause des sources ; des
lapins à derrière blanc les traversent ; des chevreuils peureux dont on ne fait
que deviner le passage, tant ils courent vite ; de grands faisans lourds,
rouges, dorés ; des sangliers (je n'en ai pas vu) ; des loups - j'en ai entendu
un, au commencement de l'hiver, pendant que je ramassais des faines, ces bonnes
petites faines huileuses qui grattent la gorge et font tousser. Quelquefois des
pluies d'orage vous surprennent dans ces grands bois-là ; on se blottit sous un
chêne plus épais que les autres, et, sans rien dire, on écoute la pluie crépiter
là-haut comme sur un toit, bien à l'abri, pour ne sortir de ces profondeurs que
tout éblouie et dépaysée, mal à l'aise au grand jour.
Et les sapinières !
Peu profondes, elles, et peu mystérieuses, je les aime pour leur odeur, pour les
bruyères roses et violettes qui poussent dessous, et pour leur chant sous le
vent. Avant d'y arriver, on traverse des futaies serrées, et, tout à coup, on a
la surprise délicieuse de déboucher au bord d'un étang, un étang lisse et
profond, enclos de tous côtés par les bois, si loin de toutes choses ! Les
sapins poussent dans une espèce d'île au milieu ; il faut passer bravement à
cheval sur un tronc déraciné qui rejoint les deux rives. Sous les sapins, on
allume du feu, même en été, parce que c'est défendu ; on y cuit n'importe quoi,
une pomme, une poire, une pomme de terre volée dans un champ, du pain bis faute
d'autre chose ; ça sent la fumée amère et la résine, c'est abominable, c'est
exquis. J'ai vécu dans ces bois dix années de vagabondages éperdus, de conquêtes
et de découvertes ; le jour où il me faudra les quitter j'aurai un gros chagrin.
Colette
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire