jeudi 17 janvier 2013

Joseph Conrad


  1. S'enfoncer dans l'Obscur...

    Derzou Ouzala d'Akira Kurosawa

    Je braquai mes jumelles sur la maison [de Kurz]. Il n'y avait pas signe de vie, mais on voyait le toit en ruine, le long mur de pisé se montrant au-dessus des herbes, avec trois petits carrés de fenêtres, tous de taille différente ; tout cela mis à portée de ma main, pour ainsi dire. Puis je fis un mouvement brusque, et l'un des piquets qui restaient de cette palissade disparue surgit dans le cham...p des jumelles. Vous vous rappelez que je vous avais dit que j'avais été frappé à distance par certains efforts d'ornementation, assez remarquables dans l'aspect ruiné de l'endroit. Maintenant je voyais soudain de plus près, et le premier effet fut de me faire rejeter la tête en arrière comme pour esquiver un coup. Puis je passai soigneusement de piquet en piquet avec mes jumelles, et je constatai mon erreur. Ces boules rondes n'étaient pas ornementales mais symboliques ; elles étaient expressives et déconcertantes, frappantes et troublantes - de quoi nourrir la pensée et aussi les vautours s'il y en avait eu à regarder du haut du ciel. Mais, en tous cas, telles fourmis qui seraient assez entreprenantes pour monter au piquet. Elles auraient été encore plus impressionnantes, ces têtes ainsi figées, si les visages n'avaient pas été tournés vers la maison. Une seule, la première que j'avais distinguée, regardait de mon côté. Je ne fus pas aussi choqué que vous pouvez le penser. Mon sursaut en arrière n'avait été, réellement, qu'un mouvement de surprise. Je m'étais attendu à voir une boule de bois, comprenez-vous. Je retournai délibérément à la première repérée - et elle était bien là, noire, desséchée, ratatinée, les paupières closes - une tête qui semblait dormir en haut de ce piquet, et avec les lèvres sèches et rentrées qui montraient les dents en une étroite ligne blanche, souriait, aussi, souriait continûment de quelque rêve interminable et jovial dans son sommeil éternel. 



    Au Coeur des Ténèbres, Joseph Conrad

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire