Entre-deux pierres : rumeurs et résistance .
Article de Sylvie Besson
Zang-Khe......Le Funambule et la Pierre |
L’image minérale ou la Chine intérieure : Cheng / Zhang-Ke
Entre-deux pierres : rumeurs et
résistance .
En
Chine, la nature est le reflet de l’âme, mouvement ou souffle de l’esprit, elle
n’est pas un décor, mais la part vitale de l’esprit, le mystère de la beauté ou
l’effroi de celle-ci incarne ce que l’esprit porte en lui de secret et de
nostalgique. La poésie de François Cheng restaure en ce sens une familiarité
perdue ; la maîtrise de l’écriture poétique, de l’image, ce que lui-même
nomme les rythmes de l’Entre, sont
comme une matérialisation de la pensée ; il s’agit, en effet, de transmuer
l’insaisissable en un corps de paroles solides comme la roche, dans un
mouvement de ferveur et d’engagement de tout l’être devant la beauté du monde,
qui n’est beauté que parce que le poète a le pressentiment d’images encore
cachées derrière elle : « Derrière les yeux, le mystère / D’où infiniment advient
la beauté / D’où coule la source du songe / Bruissant entre rochers et
feuillages ». L’infini minéral
est alors « le va et vient entre ce qui
s’offre et ce qui se cherche », entre ce que nous accueillons
des choses, dans leur solidité, et ce que nous découvrons des êtres tels qu’ils
surviennent à travers elles, plus fragiles dans leur finitude. Ainsi, pour F. Cheng
la beauté est partout permettant à celui qui sait la regarder de capter l’instant
et de se retrouver en accord avec le monde : « Nous sommes l’instant / En nous
jaillit le jour / Chaque fois / pour la première fois ». Le
regard que le poète porte sur les choses permet d’apporter une lumière
supplémentaire, un sens et une résonance à l’âpreté du monde et de mieux
appréhender nos élans et nos désirs
irrépressibles. On relève ainsi chez F Cheng, ce qui est somme toute lié à
sa culture, le jeu d’oxymores récurrents emmené par des métaphores saisissantes
et incandescentes : « Apprends-nous nuit / A toucher ton fond /A gagner
/ le non-lieu / Où sel et gel / échangent leurs songes /où source et vent / Refont
un » ;
Il s’agit certes de voir au-delà des
apparences, au-delà du vide, mais de plonger davantage dans le dedans du
réel afin de permettre à l’être de se réconcilier avec ce qu’il a toujours
connu du monde afin de ne pas s’enfermer dans l’opacité de l’illusion. C’est
ainsi que la peinture chinoise, la calligraphie dont parle si bien F.Cheng, ne
sont qu’une même forme d’expression poétique susceptible d’éduquer notre regard
et d’éveiller notre conscience à l’harmonie du monde.
Voilà pourquoi les noces du roc et de la
racine, du minéral et du vivant habitent l’œuvre du poète, dessinant
véritablement un territoire ou une géographie d’instants à la fois rares et
fragiles. La pierre si mouvante, faite de rumeurs et de murmures, devient, pour
l’être, la promesse d’exister en soi, en « fixant la sûre demeure de l’instant ». Les poèmes disent la
fragilité de cet instant aussi solide que la pierre, la fugacité de notre
passage aussi indestructible que le roc, l’impermanent se lit à même cette
pierre métamorphique et unique : « ...passent les métamorphoses / Gemmes de
grenade / Rubis de paon / Agates et améthystes / de dix mille aurores… » .
La méditation se fait autour de la pierre, du galet au météore, le chant
s’empare de la part universelle du rocher, évoque les pierres philosophales et
tombales, le simple caillou ramassé au cours d’une promenade, les
minéraux fascinantes et maudits et les stèles érigées par les hommes; la
pierre se décline alors à l’infini et prend sa mesure jusqu’à l’immense,
dépassant celui qui l’observe, acquérant autant de gravité que de légèreté.
Ainsi l’être est rendu à ce qu’il est, un regard dont l’infini est à même la
terre. Le rocher semble comme suspendu
puisqu’il est, par la plume sensuelle du poète, aussi nécessaire à l’homme que
l’arbre céleste, il peut, à défaut de l’arrêter, ralentir le temps, le poète
extirpant l’ingratitude qui se niche au plus profond de la roche afin d’en faire un
déploiement vivant de lave et de fluidité : « Lave et phénix ne feront
qu’un ».
La pierre apprend la patience et l’humilité à
celui qui ne fait que passer, mais renouvelle aussi en lui une présence qui
dilate le temps et lui donne la certitude d’être bien là, dans l’instant vécu. Le
microcosme minéral est alors une concentration de toutes les forces du
macrocosme ; de tous ces feux de pierre, de tous ces rocs obscurs et
lumineux, naît le mariage cosmique du ciel et de la terre, de l’émerveillement et du désastre, du silence et de la lumière : «Gouffre de
peur, d’effroi / Abîme de douleur / sans fond le mal / à ciel ouvert /à
terre fendre // Au plus fort du
carnage / Qui d’autre, jusqu’au cœur /peut
le sonder / sinon ce cœur/ de chair, de
pierre Nôtre ? ».
Méditant inlassablement sur la pierre qu’on ramasse, sur ce qu’il vient de
découvrir à l’intérieur de celle-ci, le poète interroge le chemin qui reste
encore à parcourir afin de respirer simplement, de regarder humblement ; l’image est alors comme une polyphonie à
l’intérieur de la monotonie de l’être agrippé
au monde, tout réapparait à l’intérieur de la vue, l’œil devient paysage : « Blanc rocher aux mousses caressantes / Blonde
source prête à la cascade / Le vert venu des profondeurs terrestres / offre ici
l’instant mûr pour l’avènement ». Cet univers de pétrification
jaillissante incite à une méditation sur le passage, à une réflexion sur
les métamorphoses, et permet de faire advenir l’homme, de franchir des seuils
comme de superbes épiphanies composées de diamants, d’or, d’argile, d’émeraude,
de cristal, de silex ou de jade ; le langage est comme saisi par ce
paysage où les rochers, par un jeu d’inversion, finissent par nous regarder,
tout se recompose en un monde amoureux du réel ; la sensation épiphanique
provoquée par l’essence mystérieuse des rochers, est comme un mystère porté de la forme, comme une proximité du sacré
dans le profane, ce condensé subtil de réel et d’imaginaire, de permanent et
d’incertain ; si la pierre guide par son étincelante rumeur, mémoire du
passé et retour aux origines, la roche fêlée, de son côté, ravive le chant en
redonnant vie à l’informe, en brisant au creux de l’impénétrable ce qu’il y a
de permanent, la mer peut s’y engouffrer comme le sang circule dans un corps : « A
l’extrême de l’automne / Nous parviendra encore / mêlé de mousses et de lilas /
L’écho de la cascade / Ravivant le sang / ravivant le chant / Au creux de la roche fêlée » ;
entre les murs, se tissent des toiles éphémères, rappelant qu’au cœur des
pierres, surgit le secret de la vie, vie légère entre terre et ciel, vie
lézardée, brisée ou fissurée par le temps, vie qui perdure au-delà de nous et
que nous pouvons vivre, intensément, jusque dans le silence de cette même
pierre. L’homme saisit alors la grâce de vivre puisque dans l’ombre
immobile des rochers naissent les murmures crépusculaires et les promesses de
l’aube ; le souffle du rien et du vide passe au-dessus de celui qui voit
ce monde de l’intérieur, ou qui sait le faire résonner par sa parole
minérale : « Ouvre les rochers de la profondeur / Le vallon
s’écoute et entend l’écho / D’immémoriaux battements de cœur ». L’errance de l’être devient son royaume érigé dans la pierre, ou
plus précisément entre les pierres qui se diffractent comme le paysage
intérieur de l’homme. La pierre est éclat d’être, désir de beauté, de souffle
organique. Tout se voit relié, « la
vie advient comme la mort », et une révélation, une apparition
inaugurent la promesse d’instants autres à vivre. La finitude n’est plus source
d’angoisse car dans le chant du monde se manifeste l’infini dans la permanence
des roches et des pierres. L’homme prend conscience que cette vie est un don inouï,
un miracle vers l’Ouvert, une fulgurance de l’être. La vérité de la pierre,
présente toute entière en chaque être, est à la fois lumière et murmure,
résistance et abandon au réel, révélation du chant infini de l’âme : « Bloc intransigeant / Même réduit en miettes /
Nous sommes la vie entière // Sous l’ignoble marteau / Chaque bris rejoint tous
les cris / Chaque éclat // Clamez l’innocence nue ».
Ce chant minéral, on le retrouve, comme une
continuité poétique, au cœur des images de Still
life, film de Zhang-Ke qui évoque
un récit patient et contemplatif du barrage des Trois Gorges face aux eaux
montantes du fleuve. Nature morte ou eaux
stagnantes, il faut, au-delà du message idéologique, regarder, là aussi, du
côté de la pierre, pierre en déconstruction, en dégradation, en ruine. La ville
brisée par la main de l’homme devient ce qu’il ya de plus beau, de plus vivant
ici-bas, elle incarne la mémoire et le passé, chantier spectaculaire à l’instar
de ces êtres qui s’y cherchent et s’y perdent, la pierre s’oppose au silence
tombal des eaux ; mais la pierre se défend, refuse de disparaitre au profit
d’un monde aseptisé. Les résidus de la ville fantôme restent des sommets, le
territoire rappelle l’entre-deux de Cheng, entre la vie et la mort, entre le
passage et le recommencement, entre la trace et l’effacement : « Pierres
/ Ignorées / Piétinées / Détentrices pourtant / De la source / De la flamme /
Du souffle de l’initiale / / Promesse… ».Les roches sont des
squelettes hallucinés, les amas de pierres restent profondément mystérieux et
les gestes destructeurs des hommes apparaissent comme absurdes et mécaniques.
Leur lutte relève de la survie ; Zang-Ke
insiste, il faut laisser vivre la pierre,
ces vielles pierres qui sont notre mémoire vivante; pourquoi détruire ce qui
nous fait ? Les deux personnages principaux l’ont bien compris qui, en quête
d’êtres perdus, de temps perdu, s’étreignent dans la béance d’une ruine et,
tentent de renouer avec la vie dont ils se sont éloignés. Seule la ville en
ruine réanime ceux qui la parcourent sans la toucher, respectant une ville
éternelle, précieuse comme l’instant retrouvé. La vie figée est dans le pouvoir
de neutralisation de l’eau, avec la pierre qui résiste, c’est la vie humaine
qui tente de reprendre ses droits, à l’instar de l’art minéral de Cheng : « Ici la vie
vécue/ Ici le rêve perdu / Ici le chant enfoui / Ici le rythme rompu // (…) Que les cristaux de roche / Ont conservé intacts. ».
Le cinéaste, comme le poète, capture ce qui existe encore de vivant, une
empreinte avant l’oubli et ce qui en restera malgré tout. Les projets de
destruction de la pierre font des ouvriers des êtres déracinés, égarés, isolés
du monde ou enfouis sous des éboulis parce qu’ils vivent désormais en enfer.
Quand les murs s’écroulent, des hommes disparaissent, laissant un impossible présent en creux. Il n’y a plus de
place pour la mélancolie, la nostalgie, le deuil après le déluge, il n’y a plus
que le chaos, une terre morte, vidée de sa minéralité, de sa substance ;
aussi ce qui relie les deux protagonistes, c’est ce regard profondément poétique
qu’ils portent sur une nature séculaire, l’impressionnante montagne indestructible
qui garde précieusement ses pierres en son giron ; c’est aussi ce regard
qui capte, là encore, l’ancien monde, non pas l’architecture orgueilleuse de l’homme,
le projet maoïste, mais le geste humble qui montre un personnage s’amusant avec
une pierre, car il existe des choses qu’on ne pourra jamais totalement détruire
ou défier, c’est surtout l’image de cet homme, dans le dernier plan du film,
qui, entre deux immeubles fièrement délabrés, peut jouer au funambule parce
qu’il a appris à vivre avec les ruines, avec ce qui reste des pierres, homme
qui redevient humain quand il monte au ciel grâce à elles. La légèreté est
celle d’une vie qui ne pèse rien, à peine réelle, en regard des gravats
apparents, mais l’image du funambule, magie de la poésie, permet de voir autre
chose, comme à la dérobée, image de l’intérieur qui ouvre sur le mystère de cet
être aérien gisant dans nos profondeurs intimes, être qui s’élève au-dessus de
la roche à force de la contempler ou de la traquer. Zhang-Ke offre à l’homme
les nuages avant de regagner la terre. L’espace du désastre appelle un lointain
intérieur, l’être demeure dans le silence des rochers, des choses non apprises
car elles font partie de lui, et à travers l’obscur, l’insolite mine le
tragique, les décombres laissent surgir des images éblouies dans ce ressaisissement
de l’être lyrique, tout de suite après la dispersion des pierres.
Les
deux univers aux images fortement minérales sont avant tout un regard poétique
sur le monde, un rapport de l’être à ce regard, d’où procède ensuite un acte. Les deux œuvres circulent à travers
les pierres et rochers, l’image s’agrippe au monde, résiste à l’éparpillement, frôle
constamment la dislocation, mais recompose magistralement les angles et perspectives
du réel, pour nous révéler un paysage du dedans et du dehors. L’émotion
nait de ce contact avec ces éclats de roche qu’on trouve là où l’on ne
s’attendait pas à les trouver et qui vous éblouissent comme la révélation de
l’essentiel, l’énigme de l’homme dans laquelle nous reconnaissons la nôtre. Ce
que le poète comme le cinéaste voient de l’instant minéral se creuse et se
dérobe à l’intérieur de l’être, mais de cette trouée jaillit paradoxalement le
désir de confronter l’humain au socle, comme un support redoublé de l’image ;
voilà pourquoi celui qui est traversé par ce qui vient au-devant de lui, comme
aussi bien par ce qui vient de derrière lui, transmue la roche en vision, la
mémoire singulière en mémoire universelle.
Les images Zhang-Ke rejoignent celles de
Cheng dans cette capacité qu’a l’homme à ouvrir ou non les yeux, à vivre
humblement mais passionnément l’instant présent, à renouer avec une vie qui
s’éloigne d’elle-même, à être à l’écoute des vieilles pierres de peur que nos propres vies n’éclatent dans l’insignifiant.
Poétique de la source qui jaillit de l’obscur…là « où se lève le vent de l’unique
mémoire».
Dialectique
du mouvement et de l’immobilité, du mort et du vivant, du bruit et du silence,
de la résistance et de l’effondrement, du passé et du présent, les deux œuvres,
aux images poétiques et lyriques, sont une promesse d’humanité pour qui sait,
le souffle coupé, admirer ce qu’il y a de beauté éphémère dans la permanence
des choses, dans la Chine intérieure
et sa poétique minéralité.
NB : Toutes les citations sont extraites du recueil de
François Cheng, A l’orient de tout,
NRF Gallimard.
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