La plupart des hommes ne supportent ni l'immobilité ni l'attente. Ils ne savent point s'arrêter. Ils vivent mobilisés : mobilisés pour l'action, pour le remuement, pour le plaisir, pour l'honneur. Et pourtant c'est seulement dans les instants où il suspend son geste ou sa parole ou sa marche en avant, que l'homme se sent porté à prendre conscience de soi. Ce sont les moments d'arrêt, les points d'arrêt, les stations, les stationnements qui favorisent le plus en lui l'attention à la vie, qui lui apprennent le plus. Toutes les heures où l'on attend ce qui ne doit pas venir, les chemins sans issue, les voyages sans but, les routes désertes, les jours de pluie, les petites rues de province où personne ne passe, les heures de panne, les journées de maladie, en un mot toutes les circonstances où il n'y a rien à faire, où il faut nécessairement s'arrêter et se croiser les bras, toutes les journées de notre vie que le sort a marquées de grands disques rouges, ces journées-là peuvent être pour nous les plus fécondes ; et je ne craindrai pas de dire que le monde appartient à qui sait se tenir immobile.
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Prenons garde, en effet, que le geste n'est pas tout chez l'homme et que la meilleure façon de connaître n'est peut-être pas de saisir : il y a dans le regard de l'homme qui pense une vérité plus subtile que dans ses muscles. Mais qui s'aviserait d'y songer? Entraîné dans le tourbillon d'une vie qui trop souvent nous happe comme un engrenage, et où certains arrivent à ne plus savoir s'ils dirigent vraiment leur activité ou si c'est leur activité qui les dirige, qui songerait à prendre du recul sur le monde pour l'envisager dans cette vérité plus subtile, dans ce domaine où il n'est que pour lui-même, non plus selon nos gestes, nos besoins, nos désirs, mais seulement selon son existence à lui, loin de nous, dans cette clairière paisible et lumineuse où les bras des hommes cessent d'être tendus et simplement reposent le long de leur corps?.. Mais nous ne savons plus arrêter nos gestes ; nous voulons être sûrs que notre cœur bat ses soixante-dix coups par minute, que nous ne perdons rien de ce qu'il faut faire ni de ce qu'il faut voir ; nous n'osons plus pénétrer nulle part les mains dans les poches, de peur d'être pris pour des oisifs. Et nous ne voyons pas qu'en nous hâtant de toucher aux choses et de les prendre, nous risquons de ne plus les comprendre et même de les perdre à jamais...
Mais ici, il nous faut détruire un préjugé. L'attitude qui consiste à s'arrêter, à se choisir un point d'arrêt et à s'y tenir, comme celle qui consiste à se tenir à distance des choses, cette attitude exige un jugement, elle exige un recueillement, un rassemblement de soi qui est un effort. Il faut plus de force pour s'arrêter, dans le sens où je dis s'arrêter, que pour continuer sa marche ou son geste. Les physiciens savent bien que le mouvement n'est pas une preuve contre l'inertie.
Aussi bien voyons-nous que les grandes œuvres ont presque toujours été conçues hors des sphères de l'agitation. Voyez comme, pour n'invoquer que la littérature, les grandes révélations sur l'âme humaine nous sont venues d'hommes dont la vie a été bien peu chargée d'événements : on sait vite ce qu'il faut savoir de la vie d'un Virgile, d'un Dante, d'un Montaigne, d'un Racine, ou d'un Pascal. Ils ont presque tous eu leur asile, un champ, une tour, un cloître auquel leur vie s'est limitée, et c'est de là qu'ils ont refait en eux le monde avec ses aventures, ses passions, ses aspirations, ses désirs. Plus près de nous, c'est dans les cadres d'une vie toute bourgeoise que le grand romancier anglais Thomas Hardy a imaginé ses héros sombres et véhéments. Et faut-il citer le nom d'un de nos plus importants romanciers d'aujourd'hui, Marcel Proust, qui passe dix-huit ans de sa vie enfermé dans une chambre aux parois de liège au seuil de laquelle expiraient les bruits du monde, et vivant là la plus étonnante des aventures intérieures?
Bien plus, certains hommes ont pu trouver non seulement dans le calme mais dans la réclusion le bienfait d'une expérience dont l'ampleur, dont l'intensité a bouleversé leur vie.
Il y a, vous le savez, dans la vie de Dostoïevski, un épisode atroce dont l'idée même nous semble intolérable : ce sont les quatre ans qu'il vécut au bagne, en Sibérie, ces quatre ans dont il dit dans une lettre à son frère : "j'ai passé ces quatre ans derrière un mur, ne sortant que pour être mené aux travaux..." Eh bien, c'est de cette période de sa vie, où il vécut seul, sans livre, sans un mot des siens, qu'il écrira ailleurs, toujours en s'adressant à son frère : "ce qu'il est advenu de mon âme et de mes croyances, de mon esprit et de mon cœur durant ces quatre ans, je ne te le dirai pas, ce serait trop long. La constante méditation ne m'aura pas été inutile. J'ai maintenant des désirs, des espérances qu'auparavant je ne prévoyais même pas." C'est un renouvellement, une recréation de tout son être. Et la conclusion de cette captivité, de ces années de privation et de travaux forcés, passées dans un des plus durs pays qui soient, alors qu'il sent en lui tant de forces avides de mieux s'employer et que sa carrière d'écrivain est encore à faire, la conclusion de tout cela, c'est cette phrase admirable que nous trouvons à plusieurs reprises dans sa correspondance : "Frère, il y a beaucoup d'âmes nobles dans le monde." Qui ne comprendra tout ce que non seulement l'être, mais l'œuvre de Dostoïevski a pu gagner à ces quatre années de méditation "derrière un mur"?.. "J'avais bien des aspirations, dit un de ses personnages dans l'idiot, mais il me parut qu'on pouvait, même dans une prison, trouver énormément de vie. (....)
Metropolis de F Lang |
Le mal, mes chers amis, c'est que la société nous a habitués à vivre paresseusement. Cette paresse, cette nappe d'inertie qui gît en tout homme, au-dessous de toutes nos énergies, menaçant toujours de les noyer, il semble que la vie moderne ne l'exclut pas, il semble même qu'elle la favorise, principalement sous l'aspect de la dispersion. L'homme d'aujourd'hui est constamment sollicité à sortir de soi ; il appartient de plus en plus à la foule et à la rue; il est disponible à tout, sauf à lui-même ; et une âme collective, une âme grégaire tend de plus en plus à remplacer en lui son âme singulière et personnelle.
Ce n'est pas tout! Le mal est encore que la société moderne répond à tous nos besoins. Le mal est qu'elle nous fait perdre le goût de l'initiative. Le mal est qu'elle nous fabrique en masse, sans que nous le lui demandions, des distractions et de la pensée, et que nous acceptons ces distractions toutes faites et cette pensée toute faite, qui nous arrive par la T.S.F. ou par le journal, nous acceptons cette pensée et ces plaisirs pour tous comme si nous étions heureux de nous laisser asservir et comme s'il fallait nous laisser pourvoir de tout par les autres, comme s'il fallait que plus rien ne vienne de nous, que tout effort nous soit épargné, même pour nous distraire ; comme si la littérature enfin, et le théâtre, et la philosophie et les beaux-arts n'étaient faits que pour servir de passe-temps, pour constituer une espèce de distraction inoffensive à l'usage des gens ennuyés, un petit délassement digestif et sans danger pour les après-midi le dimanche! Disons-le très franchement : il n'y a nul profit à tirer de ces notions que nous n'avons pas désirées et qui nous arrive pêle-mêle, sur le même plan, sans que nous ayons eu à les recréer en nous. "Je suis fait d'un esprit, dit Valéry, qui n'est jamais sûr d'avoir compris ce qu'il a compris sans s'en apercevoir". Prenons-nous jamais le temps aujourd'hui, de nous apercevoir que nous avons compris quelque chose?.. On fait tout, au contraire, pour nous apprendre à nous contenter de cette pensée courante, anonyme, qui nous semble le comble de l'actualité et qui nous arrive déjà fanée et vieillie, le temps d'avoir traversé la rue. De sorte que nous avons toute chose à portée de la main, sauf nous-mêmes. Nous ne sommes plus des hommes d'intérieur, et ne nous inquiétons plus de l'être. Ce qui pénètre chez nous n'est que l'écho d'une rumeur étrangère et lointaine. Pour mieux dire, nous avons déserté notre logis, nous en avons fermé les portes, derrière nous, nous nous sommes assis sur le trottoir, et nous avons pris l'habitude de penser dans la rue.
Cette vie intérieure que nous méprisons, c'est pourtant par elle, c'est en sauvegardant au fond de soi un refuge, si humble soit-il, que l'homme peut arriver à se superposer à sa tache, à son activité sociale, à lui-même. C'est en se distinguant qu'il se pose, et qu'il acquiert le droit de compter. Ce qu'il donne, il faut d'abord qu'il le fasse, qu'il le crée de sa substance, pour qu'il ne risque pas de donner ce qu'il s'est contenté de prendre ailleurs. C'est à cette condition qu'il sera réellement agissant et vivant. Car la vie, mes chers amis, cela ne se ramasse pas sur le pavé.
Paul Gadenne
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