PORTRAIT D’UNE OMBRE
Il brille. Ou plus exactement, il miroite. On ne
voit pas, on entrevoit, on ne voit pas. Une lueur, une presque voix. On est là
au même endroit avec le chêne et la clôture, la montagne et le ciel. Très vite,
on n’y est pas — on y est. Il dit ... On va comprendre. La lumière bouge. Le
vent tombe. On va le voir.
— On voit, oui. Mais
quoi ?
— Ce qu’on entend.
— Comment ça ?
— Des
images dans l’oreille.
— Dans l’oreille ?
— Oui, là où
parle la voix.
— Et que dit-elle ?
— Ce qu’on
voit.
Sous la montagne, l’attraction de la nuit. Des racines
sous l’arbre. Du vide sous l’espace. Sous les choses une force qui les
rapproche, les serre. Un continu sans failles qui se referme. Et soudain, un
souffle, une lueur, un rire. Ce pourrait être lui.
—
On n’entend rien.
— C’est ce rien qui entend.
— Trop
facile
— Trop difficile.
— Pourquoi ne pas se
taire ?
— Se taire dit trop.
Il bouge dans ce qui
bouge. Dans ce qui est immobile. Dans les feuillages balancés, dans le vert du
pré. Dans l’éblouissement jaune du couchant. Dans les lunettes et dans la main,
il passe, ne s’arrête pas. On a cru percevoir une ombre, mais c’est tout aussi
bien une lueur ou même rien de ce qu’on peut dire. Mais c’est là. On s’arrête,
on guette. Voilà la nuit dit une voix. On ne voit
rien.
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Dans l'Ombre, de Fabrice Mathieu |
Longtemps on a cru que c’était une ombre mais à une
ombre il faut un corps. Un monde aussi. Des pierres, des feuilles rouges, des
rires, un saxo. Quelques pas, un éclat brusque, vitre ou visage. Un rien qui
insiste, qui perce. On compte : un, deux, trois. Á quatre on a perdu. On dit :
trop tard. On reste au bord.
— Au bord ?
— Au
bord.
— De quoi ?
— Au bord, au
bord.
On dit qu’il bouge, façon de parler — ou qu’il rit.
Qu’il vient ou s’en va. Mais non. Il est là, simplement, il se cherche. Il entre
dans le regard, la voix. On ne le voit pas. On ne le sent pas. Un instant on est
lui. On saute par-dessus la clôture, on court. On lève les bras pour porter le
ciel. On s’écroule. On n’est plus que soi.
C’est comme un
sommeil. les yeux se ferment et on voit. Ça danse, ça gesticule. Une gerbe de
couleurs, un rire en grelots.
— Écoute
— Oui ?
— Tu entends ?
— Oui.
— Il est là.
—
Oui.
Une ombre sur les yeux ouverts.
Il a tous les
visages. Il va et vient dans des couloirs, métros, gares, aéroports. Il passe
des portes vitrées, feuillette des revues, rit au téléphone. Parfois, il
disparaît sans crier gare. On croit voir sa forme dans la foule, son vide
phosphorescent. On court. On crie. On fait hep ! hé ! On dit, mais où t’es-tu
caché ? Dans les toilettes l’eau coule toujours du robinet, le séchoir souffle
encore son air chaud. On se regarde dans le miroir désert.
On
se dit que tous les jours on l’a perdu, que la brume et le temps l’ont effacé.
Que le brouhaha a recouvert sa voix. Qu’il ne reste rien de son rire et sa pluie
d’éclats étincelants. On se dit que c’est trop tard, toujours trop tard. La
lumière laisse ses ombres et s’en va. On s’en va aussi, on ne sait plus où.
Toutes les destinations reviennent à la pente étroite du même escalator noir.
C’est là, au moment de descendre qu’on le voit monter. On se croise. Son visage
est obscur, mais il sourit. Il montre du doigt quelque chose plus haut. Mais on
descend, on s’enfonce. Quand on se retourne, on ne voit plus, au-dessus, que la
bouche de lumière où il disparaît.
Jacques Ancet |
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