Dialogue d’ombres
– N’ayez pas
peur, dit-elle. La Rance déborde depuis Verneuil, le chemin est sous un pied
d’eau, peut-être... Voyez : elle a déjà poussé ses vaches vers la remontée.
Dans cinq minutes, nous ne l’entendrons même plus.
Elle le
regardait dans les yeux, avec une sorte de curiosité tranquille.
– Partout
ailleurs nous pouvions être surpris, Jacques. Ici, non. J’y avais bien songé.
Un petit
sourire, à peine malicieux, passa sur son visage, comme une ombre.
– Cela vous
étonne ?
– M’étonner
de quoi, ma chérie ?
– Ne mentez
pas, Jacques, fit-elle. Je devrais être moins réfléchie, moins prudente. Pour
une femme aimée, je sens qu’il y a tant de grâce à n’être plus qu’une enfant,
aussi capricieuse, aussi folle et simple aussi, tout à fait simple ! Mais n’est
pas étourdie qui veut.
– C’est
ainsi que je vous aime, moi, dit-il. J’aime à vingt-trois ans cette ride de
rien, presque invisible, ce pli à votre beau front, entre vos deux sourcils. À
mon âge, on ne croit plus guère aux capricieuses ni aux folles, et
l’étourderie, voyez-vous, est trop souvent la comédie qu’on se joue à soi-même,
lorsqu’on doute des forces de son cœur. Mais qu’importe, si vous ne doutez ni
de vous ni de moi.
– C’est
vrai, qu’importe ? fit-elle en détournant son regard vers l’horizon trempé de
pluie.
– Françoise,
reprit-il après un silence, pardonnez-moi, ce n’est pas cela qu’il faut dire.
Je crois en vous, comme je n’ai jamais cru à personne au monde. Je vous crois.
Je crois en vous plus encore que je ne vous aime, par une sorte de nécessité,
par un mouvement de l’être aussi fort, aussi spontané que l’instinct de
conservation. Je dépends de vous, je suis dans votre dépendance. Ou ma vie ne
signifie rien, ou elle a son sens en vous. À supposer que l’âme existe, et
qu’il m’en ait été donné une, si je vous perds, je l’aurai donc portée en vain,
à travers tant d’années vides.
– Qui sait ?
dit-elle seulement, de sa voix sage. Qui peut savoir ?
– Je le
saurai.
– Moi aussi,
je dépends de vous ! s’écria-t-elle soudain, avec un frémissement de joie si
profonde qu’elle ressemblait à l’emportement de la colère. Je dépends de vous
entièrement. Oui, Jacques, vous espérez quelque chose que vous ne recevrez
jamais de moi ni d’aucune autre, et néanmoins vous l’espérez. Pour moi, je
n’espère rien. Oh ! mon chéri, ne faites pas cette moue, ne vous hâtez pas de
me plaindre. On peut se passer d’espérance si on a le cœur assez fort et assez
prompt pour saisir son bonheur comme au vol, et l’épuiser d’un seul coup. Mon
chéri, tout mon bonheur tient dans cette minute même, où vous avez tellement
besoin de moi. Je suis une pauvre fille maladroite, têtue, solitaire, qui
n’exprime pas ce qu’elle sent, et dont vous ne tireriez pas un cri, pas un
soupir qui méritât d’être entendu et répété dans vos livres, pas un cri, pas un
soupir, quand vous devriez l’écraser.
– Vous
écraser, Françoise ? Est-ce vous, si prudente, si sage, qui pouvez parler ainsi
?
– Je ne suis
pas du tout ce que vous dites. (Une bouffée de vent, à travers le taillis
encore grêle d’avril, lui jetait l’averse au visage et elle passait
nerveusement sur ses joues sa petite main blonde.) Ne m’épargnez pas. Ne
m’épargnez jamais. Il est vrai que j’ai été prudente et sage, mais c’était pour
préparer de loin, pour rendre inévitable et nécessaire, un don de moi si total,
si absolu, qu’aucune de celles qui vous ont aimé n’en a jamais rêvé de
semblable. Je sais que je me perds, mon chéri. Seulement, je les perdrai toutes
avec moi. Oui, je me perds, parce que je vous fais ce soir, à cet instant, une
promesse qui ne peut être tenue. Oui, vous m’en voudrez un jour de mon
sacrifice, parce que d’avance il est vain. Puis-je croire que je sois justement
la seule entre les femmes capables de vous plaire et de vous attacher ? Quelle
folie ! Et quand cela serait encore, puis-je espérer de vous rendre ce qui
m’appartenait, à quoi j’avais droit, et que vous avez donné à d’autres, épuisé,
prodigué, tari – votre jeunesse, votre chère jeunesse, dont je suis jalouse.
Mon Dieu, Jacques, regardez-moi. Que je voie au moins vos yeux ! Vous m’aimez,
tout est bien, tout est beau, tout est sacré, rien n’est vain – non, rien n’est
vain ! J’ai parlé comme une sotte, et il n’y a qu’un mot de vrai, dans ces
folies : c’est qu’en me perdant, je perds avec moi tant de rivales que j’efface
aujourd’hui, à jamais, moi la dernière.
– Mon amour,
fit-il à voix basse, quel étrange plaisir prenez-vous à vous humilier ?
Elle le fixa
longuement, avec une attention extrême, et ses admirables prunelles grises se
fonçaient à mesure, ainsi qu’une eau profonde.
– Je ne sais
pas, dit-elle. J’étais une fille orgueilleuse. Depuis que je vous aime, je sens
que c’est la seule chose en moi qui ne puisse être à vous tout entière. Alors,
je voudrais l’arracher. Je voudrais que vous l’arrachiez de mon cœur.
Si
brusquement qu’elle détournât son visage, il y vit jaillir les larmes, et plus
tragique qu’aucun sanglot, à travers le vent de l’ondée, il entendit sa
plainte, comme le soupir d’une bête blessée.
– Mon chéri
!... dit-il simplement. Et il posa un instant ses doigts sur le petit poing
fermé, en silence.
La pluie
ruisselait toujours autour d’eux, sans percer tout à fait la noire frondaison
des pins. L’air était plein du sifflement modulé de la bourrasque et du grave
appel des corbeaux.
– Je me
tais, reprit-il, daignez me permettre de me taire. Rien ne peut être arraché
d’un cœur comme le vôtre. Mais je l’apaiserai, je le jure, je lui donnerai le
repos. Ayez confiance en moi.
– Le repos,
murmura-t-elle, les dents serrées. Oh ! Jacques, ne me parlez pas de repos. Je
sais ce que c’est. Vous voyez derrière nous cette maison hideuse, les pelouses,
l’argile des allées, ces vallonnements déserts, l’horizon vaste et vain, tous
ces affreux paysages sans fierté... j’aurai quitté cela demain.
– Ce soir,
si vous voulez, Françoise... Si j’avais (à Dieu ne plaise !) vingt ans de
moins, je serais sans doute assez fou pour essayer de prouver que cela n’était
pas le repos, que vous appeliez repos la révolte silencieuse d’une pauvre
petite âme écrasée. À quoi bon prouver ? Rien ne se prouve. L’amour ne console
pas, mon amie, il est impuissant à consoler ; il ne faut exiger de lui que les
biens extrêmes, parce qu’il est sans règle et sans mesure, comme vous. Ne
cherchez donc plus. Ne vous mettez plus en peine. S’il vous donne quelque
chose, il vous donnera ce que vous demandez, tout. Cela nous regarde. Rassurez-vous,
ma chérie. Il n’est rien de plus fort et de plus strict au monde que le dernier
amour d’un homme.
– Oh
dit-elle en secouant la tête, avec un sourire encore enfantin – fort et strict,
je le crois ! Il ne m’épargnera pas.
Elle lui
prit le bras, d’un geste tendre et hésitant, toujours un peu farouche.
–
Voyez-vous, Jacques, il ne faut pas m’en vouloir. Il faut comprendre. Songez
seulement que j’ai vécu dans ce village perdu d’un pays qui n’est pas le mien,
quinze ans, quinze ans ! Quinze ans seule, ou presque (vous avez vu mardi, chez
Mme d’Houdelot, ces hobereaux ridicules, ces petits paysans titrés), j’ai
horreur de me plaindre. J’ai horreur de la pitié, sinon de la vôtre. Je ne
dirai pas que j’étais malheureuse. J’attendais. Quoi ? Est-ce qu’on sait ?
– Vous êtes
une âme religieuse, Françoise.
– Non ! non
! s’écria-t-elle, avec une espèce d’emportement sauvage. Je n’ai aucune idée de
Dieu, je n’en veux pas avoir. Si je le trouvais jamais, ce serait dans un
dénuement si absolu, au fond d’un désespoir si parfait, que je n’ose pas même
l’imaginer, et il me semble que je le détesterais. Le seul bienfait que j’ai
reçu de mon père est cette incrédulité paisible, sans détours et sans débats,
qui ressemble à la sienne.
– Paisible !
Ce mot dans votre bouche, ma chérie !
– Pourquoi
pas ? Mais non ! Je ne suis pas ce personnage que vous imaginez, je ne suis pas
cette fille romanesque, une héroïne de vos romans. Vos romans ! Je ne puis plus
les lire. Mon amour, cela me fait trop de mal de vous y rencontrer à chaque page,
si subtil, si caressant, avec un visage que je ne connais pas. Mon Dieu ! ce
sera déjà bien assez de vos futurs mensonges ! Et savez-vous encore ce qui me
rend fière ? C’est que je suis sûre – je ne puis absolument douter –
qu’heureuse ou malheureuse, quoi qu’il arrive, vous ne pourrez mettre notre
amour dans un livre, jamais.
– Parce que
?
Elle éclata
de rire, et le repoussa doucement vers le tronc du pin.
–
Mettez-vous d’abord à l’abri, vous allez gâter votre beau feutre. Vous craignez
l’eau du ciel comme les chats. Méchant que vous êtes ! Toute votre vie s’est
passée, ainsi qu’au pied de cet arbre, à l’ombre en été, au sec en hiver, et
vous n’auriez pas reçu une seule éclaboussure de la boue d’autrui – pas une
tache de boue – si...
– Je vous
défends ! dit-il. Je vous défends de dire un mot de plus !
– À quoi bon
? puisque vous m’avez bien comprise. Jacques, je ne me crois pas du tout
déshonorée. Si j’avais perdu l’honneur, qu’aurais-je maintenant à vous
sacrifier ? C’est vous qui le prendrez, mon amour. Vous aurez le droit de me
mépriser, dès que vous ne m’aimerez plus, non pour la faute ancienne, mais
parce que, vous l’ayant avouée, j’aurai reçu mon pardon de votre bouche chérie
et que je me serai donnée à vous, je me serai donnée à vous quand même. Cela,
je suppose, aucune femme de ma race ne l’eût fait. Nous autres Italiennes...
– Italienne
! vous l’êtes si peu ! À peine savez-vous parler la langue de votre pays. Et
qu’avez-vous appris des femmes de votre race, je vous demande ? Françoise,
Françoise, je n’oublie pas qu’il faut vous ménager, qu’une âme ainsi blessée ne
souhaite rien d’autre que l’amoureuse compassion, un tendre silence, mais
comment osez-vous seulement prononcer le mot de mépris ? Vous mépriser ! Qui
suis-je pour vous mépriser ? Ah ! je pense de mes livres ce que vous en pensez
vous-même, je ne puis les relire sans honte. Plût au Ciel qu’ils fussent tout à
fait insincères ! Mais il y a entre eux et moi une ressemblance monstrueuse,
que je n’avais jamais connue, que vous m’avez fait connaître. Ils tiennent le
secret de certains mensonges – les plus sournois, les plus vils – ceux qui
m’ont servi. Par eux, j’ai pu être médiocre à l’aise, je n’ai même pas couru le
risque de mes vices. Un scepticisme ingénieux, la gentillesse, ce frémissement
partout sensible et qui enchante, hélas ! mon amie, j’en sais les sources
cachées. Ainsi sommes-nous liés désormais l’un à l’autre d’un lien plus fort
qu’aucune volupté : vous êtes la première femme qui m’ait fait rougir de moi.
Ma chérie, ne me parlez donc plus du passé, d’une faute imaginaire, d’un rival
absurde dont je ne suis même pas jaloux. Qu’il soit béni plutôt, cet imbécile à
qui vous vous êtes donnée sans amour ! Bénie la faute qui a fait cette
précieuse ride à votre beau front pur, l’erreur – fût-ce une erreur ? –
l’erreur d’un soir que vous avez su transformer en tristesse, par une divine
alchimie. Mon Dieu ! vous ne pouvez pas comprendre... Tout ce qui entre une
fois dans votre petite âme insatiable, intrépide, y brille aussitôt d’une lueur
égale et douce, d’une sorte de tristesse sacrée. Je suis libre, Françoise. Nous
serons libres demain. Je vous épouserai. Je le veux.
– Non,
dit-elle simplement. Si vous exigiez cette promesse, je ne vous suivrais pas.
Il est hors de mon pouvoir d’accepter de vous plus que je ne peux donner. Sans
doute j’aurais dû me taire, mais j’ai parlé. J’ai avoué. Cela ne se répare
plus. Je suis, je resterai à votre merci.
– Vous avez
parlé par orgueil, Françoise.
– Oui. J’ai
parlé par orgueil, je crois. Et aussi encore parce que je ne puis m’empêcher de
porter des défis, que je suis folle, que je vous aime... À présent, voilà que
j’accepte votre pardon ; je le reçois humblement heureuse et lâche. Vous me
verrez déshonorée entre vos bras, sur votre cœur, toute à vous, à votre
discrétion, corps et âme.
– Cela est
de l’orgueil aussi, Françoise.
– Ne me
persécutez pas, supplia-t-elle. Laissez-moi. Oh ! votre pardon non plus n’est
pas si pur, Jacques... Et d’abord, qui vous assure que je me sois donnée sans
amour ? Personne n’oserait comparer l’homme que vous êtes à un malheureux petit
vicomte campagnard, d’ailleurs bien sot. Mais j’ai fait pis que l’aimer, mon
amour. J’ai fait pis que tomber entre ses bras par caprice, par étourderie, ou
par jeu.
– Vous ne
pouvez rien contre moi, ma chérie. Seulement qu’il est vain de se déchirer
soi-même ! Que je plains votre âme !
–
Laissez-moi, laissez-moi ! Je crois que j’épuise ainsi le malheur, que je m’en
vais renaître. Et puis, c’était un soir de printemps trop semblable à celui-ci,
un soir de pluie et de boue, et de grand vent d’ouest, avec ces cris de
corbeaux. Pourquoi m’a-t-on, à quatre ans, menée ici – à quatre ans, pauvre
petite fille ! Loin de ma patrie, des miens, du passé de toute notre race,
comme un enfant trouvé, comme une esclave ? J’ai, là-bas, en Vénétie, un oncle
encore, paraît-il, des cousins, d’anciens amis, que sais-je ? Pas une histoire
de notre république où je ne lise notre nom presque à chaque page. Pourtant,
jamais mon père n’a voulu dire un mot devant moi qui me permît de rompre ce
silence, tellement plus affreux que l’exil ! Car il a renié tous les siens. Il
se croit quitte envers eux, envers moi, envers tous. Il ne doit rien.
– On
n’épuise pas le malheur, mon amour, on l’oublie. Vous ne voulez pas l’oublier.
– Ce soir
moins que jamais.
– Jadis,
j’eusse pensé comme vous. Maintenant, heureux ou malheureux, le passé peut tout
corrompre. Il corrompt tout.
– Et moi je
renais, vous dis-je. Jacques, mon amour, vous ne comprenez pas. Ces histoires
de filles persécutées, de pères féroces et de tyrannie domestique, cela sent
son mauvais roman, c’est très bête. Oui, c’est bête. Avec ça (ne souriez pas !)
j’ai encore ce ridicule d’être étrangère, noble, orpheline, d’habiter un
château perdu dans la campagne, et je suis entre les mains d’un grand seigneur
hypocondre qui ressemble au père de Chateaubriand. Que voulez-vous que j’y
fasse ? Ai-je choisi ce décor ? Je le hais.
– Ne prenez
donc pas la peine de haïr ce que vous quitterez demain.
– Je le
hais. je l’ai haï en silence. Nul ne s’en doute. J’ai souffert ici sans larmes,
simplement, le plus simplement que j’ai pu, et Dieu sait ce que cette
simplicité m’a coûté ! Jacques, si vous n’étiez venu, il me semble qu’elle eût
dévoré, une à une, toutes les forces de mon cœur.
– À qui auriez-vous
fait ce sacrifice ? Ah ! Françoise, j’ai bien raison de dire que vous êtes une
âme religieuse. Rien ne vous sollicite. Rien ne vous tente. Il faut que vous
possédiez avant d’avoir désiré. Oui, dans le désir où vivent et meurent
tristement les hommes, vous ne trouverez jamais aucune relâche, aucun repos.
Mais la plus grande folie d’un cœur qui les pressent toutes, c’est encore
d’avoir rêvé, de poursuivre obstinément ce rêve insensé, ce monstrueux rêve
d’un sacrifice sans amour. Pas un saint, parmi les plus extravagants, n’eût osé
faire un tel choix. Qu’il y ait une chance sur mille pour que Dieu existe,
c’est assez : il ne faut pas tenter Dieu.
– Il n’y a
pas une chance sur mille. C’est moi que je tente, Jacques, et non pas Dieu.
– Un de ces
saints dirait sans doute que cela revient au même. Je ne mentirai pas,
Françoise : je comprends à merveille ce qu’un pareil défi a de puéril, mais un
rêve enfantin, lorsqu’il est cruel, n’est pas cruel à demi. C’est vous, c’est
vous que vous détestez, ma chérie ! C’est sur ce que vous avez de plus
précieux, de plus douloureux, de plus vulnérable aussi – votre fierté – c’est
sur votre fierté que vous prenez vos affreuses revanches. Vous êtes une petite
sainte, Françoise, voilà le mot. Vous êtes une petite sainte, seulement votre
sainteté est sans objet. Sans connaissance et sans objet, comme ma tristesse
qui épouse si étroitement la vôtre, bien que la source en soit tellement impure
que j’ai honte de la nommer devant vous et de toute la plus médiocre, la
débauche de l’homme de lettres, d’un marchand d’histoires imaginaires.
– La
débauche ! fit-elle en serrant sa bouche pâle.
– Ne me
cherchez pas d’excuse. Je n’en ai pas d’autre que l’ennui. Personne, je pense,
ne s’est ennuyé comme moi ; c’est par l’ennui que je me connais une âme. Du
moins ai-je fait chaque fois ce qu’il fallait pour la rendormir sitôt que
l’ennui la réveillait. Au lieu que vous, chère petite folle, vous provoquez
sans cesse la vôtre, vous ne lui laissez nul repos, ainsi qu’un dompteur avec
ses fourches et son fouet, et elle finira par vous manger.
– Quelle
idée vous avez là ! s’écria-t-elle en riant de toutes ses dents, mais livide.
–
Écoutez-moi ! écoutez-moi ! encore une minute. Nous sommes fous. Nous sommes
deux fous. Vous êtes dans l’ombre d’une aile immense qui va se refermer sur
nous. On fait sa part à l’ennui, au vice, au désespoir même : on ne fait pas à
l’orgueil sa part.
Elle tourna
vers lui son visage sérieux, paisible, et il le vit, avec surprise et presque
avec terreur, ruisselant de larmes.
– L’orgueil
? Méchant, dit-elle à voix basse, méchant que vous êtes, est-ce donc pour rire
que j’ai avoué ce que... oui ! ce que n’importe quelle autre que moi vous eût
caché.
– Je n’en
demandais pas tant, pauvre chérie. Ne me méprisez pas trop vite, Françoise ! Je
venais à vous comme un homme qui a perdu sa vie, qui n’en éprouve que de
l’ennui sans remords, qui l’a perdue sans savoir où. Et il fallait que je fusse
bien malade, à mon insu, pour songer un moment à acheter quelque chose, une
bicoque, une espèce d’ermitage (l’ermitage d’un homme de lettres, hélas ! je
vois ça !) dans ce pays pluvieux qui sent même en avril la pourriture de
l’automne. Mais je vous ai rencontrée. Pour la première fois, je vous ai
rencontrée chez Mme Addington. Pensez-vous que j’aie pu croire que vous étiez
une jeune fille comme les autres ? Étais-je en droit de vous demander ce
qu’exige un amoureux de vingt ans ? Étais-je en droit de rien demander ? Je ne
voyais que ma tristesse, ma propre tristesse, qui se levait dans vos yeux
calmes. Je n’attendais de vous que la pitié lucide, divinatrice, qui vous tient
lieu d’expérience, ce pressentiment de la douleur d’autrui si fatal, si
déchirant qu’il passe toute poésie. Était-il utile de m’éprouver, Françoise,
d’éprouver mes forces, au risque de détruire d’un coup la dernière et misérable
chance qui me restât d’être heureux ? Devrais-je courir ce risque avec vous ?
– Je vous
prie de me pardonner, fit-elle après un si long silence que le tintement d’une
enclume vint jusqu’à eux, sur une bouffée de vent aigre, du village lointain.
Je vous prie de me pardonner, mon amour.
– Acceptez
maintenant d’être ma femme. Promettez-moi du moins que vous accepterez un jour.
À quoi bon nous enfuir comme deux voleurs, courir jusqu’en Syrie, lorsqu’il
était si facile de vous demander à votre père, et de passer outre s’il refusait
?
L'Aurore de Murnau |
– N’exigez
pas des choses impossibles, dit-elle en pleurant toujours, mais sans aucun
sanglot, sans un tressaillement de son lumineux visage. Oh ! ce n’est pas ici
un caprice, cruel ou non. Je serai votre maîtresse, Jacques, mon chéri, je ne
serai que votre maîtresse, je serai à vous sur un mot, sur un signe, je
n’appartiens qu’à vous. Que faut-il de plus ? Mais je ne serai pas votre femme.
Je ne porterai pas votre nom. Il ne tenait qu’à moi de me taire ; j’ai parlé,
vous me prenez quand même, c’en est assez. Mon amour, j’ai reçu votre pardon
sans mourir de honte ; n’exigez pas que cela devienne un pardon légalisé, une
affaire entre hommes de loi. Les saints, dont vous parliez tout à l’heure,
n’ont rien qu’au jour le jour, mais ils espèrent des biens éternels, leur
compte est en règle sur les registres du Paradis. Que je sois plus pauvre que
de la pauvreté des saints ! Je recevrai de toi, de ton bon vouloir, de ta pitié
chérie chaque année, chaque mois, chaque semaine, chaque matin de mon humble
vie. Ah ! chaque nuit passée dans le temps, l’oubli, la satiété, l’opinion du
monde, toutes les forces qui m’oppriment et que je hais. Tu le disais, tu l’as
dit, je l’avoue : hélas ! d’où vient cet orgueil que je ne puis arracher ? Je
l’arracherai ! D’où vient ce goût hideux d’une perfection impossible,
inhumaine, du renoncement, du martyre ? Je l’étoufferai. Si c’est là mon âme,
ange ou bête, je ne puis la supporter plus longtemps.
– Ange ou
bête, croyez-moi, Françoise, elle a toujours raison de nous.
– Il n’est
pas si vrai que vous dites. Certes, je n’ai aucune idée de Dieu, ni la moindre
curiosité de lui. Je suppose qu’ils ont divinisé leur crainte de la mort, ou je
ne sais quoi. Qu’est-ce que cela nous fait ? Nous ne craignons pas la mort.
– Je la
crains, je ne crains qu’elle.
– Alors vous
ne craignez rien. Que connaîtrez-vous jamais d’elle, mon chéri ? Une minute
d’angoisse bien vivante... Non, je ne saurais croire en Dieu, ni aux âmes, mais
je crois à un certain principe en moi qui me blesse, qui usurpe ma volonté ou
cherche à me suborner par ruse. Ah ! quand vous m’accusez de me contredire et
de me déchirer en vain, c’est contre lui que je lutte, et si je vous parais
souvent téméraire ou folle, c’est que je lutte en aveugle, car je ne découvre
cet ennemi que peu à peu, aux coups qu’il me porte. Oui, je découvre peu à peu
sa force, et la duplicité de sa force. Toutefois, je pourrais le nommer par son
nom : c’est l’orgueil, Jacques, c’est ce même orgueil dont vous m’accusiez, il
y a un moment, d’être dupe, et qui me fait sage et insensée tour à tour,
prudente ou téméraire, jamais pareille. L’orgueil, mais pas le mien.
– Est-ce
seulement l’orgueil, Françoise, un emportement si lucide ?
– Oh ! vous
ne savez pas ce que c’est d’être opprimée par sa race, asservie, écrasée ! Vous
avez vu quelquefois mon père, depuis deux mois. C’est bien assez de le voir et
de l’entendre un moment – ce regard, par une contradiction inexplicable, rêveur
et dur, ce visage long, étroit, marqué de rides perpendiculaires, impassible
jusque dans le rire, ce menton hautain, la manière qu’il a de détourner un peu
les épaules en levant le front, ainsi qu’un homme qui n’accepte pas de prendre
parti, qui se dégage, qui se tient quitte par avance des malheurs ou des
sottises de son espèce, avec une compassion insolente, plus insolente que le
mépris. Jamais je n’ai reçu de lui un avis, un conseil, un ordre, qui ne fût
donné du bout des lèvres. Il y a des politesses glacées : la sienne n’a même
pas ce froid qui fait mal. Je jure que tout est marqué, tout est en règle, dans
sa vie pourtant solitaire, si secrète : la pire malice n’y saurait mordre. Ma
mère est morte six mois après ma naissance, en pleine jeunesse, en pleine
beauté, et il m’a dit un jour qu’elle avait été simple et parfaite (de quel ton
!)... Eh bien, vous ne trouveriez pas un seul portrait d’elle dans son
appartement, ni – j’en suis sûre – au fond de ses tiroirs. La jolie gravure de
Mondoli est accrochée dans le petit salon d’atours, où il n’entre plus. Que
dire encore ? S’il a rompu avec les siens, s’il se résigne à vieillir à quatre
cents lieues de son pays natal, c’est pour une raison que j’ignore, mais que je
pressens, pour une raison qui lui ressemble, par servitude stoïque à quelque
point d’honneur – son honneur, son honneur à lui, car il n’est qu’un honneur à
son usage, inaccessible aux autres hommes, élémentaire et superstitieux, comme
la religion des sauvages. Oui, l’orgueil, le seul orgueil l’a mené ici, l’y
fera mourir, quelque cause que ce soit... Et toute sa race est ainsi, Jacques.
Ne riez pas ! En France, vous ne savez plus guère ce que c’est qu’une race,
vous avez trop d’esprit, vous vous en tirez avec un éclat de rire – et c’est
vrai que le rire délivre, le vôtre, le rire à la française. Je n’ai jamais pu
rire comme vous. Je ne pourrais pas. Une race comme la nôtre, quel fardeau !
– Un
fantôme, ma chérie. Il eût suffi de le regarder en face. Un fantôme qui traîne
dans vos brouillards, sur vos pelouses... Mais vous irez si loin avec moi que
vous ne le rencontrerez plus, jamais.
– Mon Dieu !
puissiez-vous dire vrai, Jacques.
–
Souhaitez-vous tellement que je dise vrai, ma pauvre amie ?
– Oh ! je
sais bien ce que vous pensez ! Il y a toujours dans votre pitié un peu de
malice. Et certes, je ne connais rien des miens, des plus proches. Ce que je
sais de notre famille, je l’ai appris de la vieille histoire de mon pays, et
que m’importent aujourd’hui ces doges et ces dogaresses ? Je me moque d’eux.
Ils ne peuvent me faire aucun mal. M’estimez-vous, sans rire, capable de la
même vanité nobiliaire que Mme de La Framette, ou le petit Clerjan, dont nous
nous sommes amusés hier ? Il est d’autres pauvres filles comme moi, par le
monde, qui sentent sur leurs épaules un poids aussi lourd, bien qu’elles ne
soient pas titrées ni nobles : le scrupule, l’intégrité, la vertu roide et
domestique d’aïeules et de bisaïeules, d’une lignée de femmes irréprochables,
obscures, tenaces dans le bien, à la fois sages et ingénues, toujours prêtes à
l’oubli de soi, au renoncement, au sacrifice, enragées à se sacrifier. Me
sacrifier à quoi ? disais-je. Elles étaient pieuses, sans doute, craignaient
Dieu, l’enfer, le péché, croyaient aux anges, résistaient aux tentations, les
ont vaincues. Elles ont emporté leur piété, ne m’ont laissé que leur sagesse.
Que puis-je faire de leur sagesse ? Elle découronne ma vie. Je n’ai jamais été
tentée. Ce qu’elles appelaient folie rebute encore mes sens et ma raison. Leur
dépendance était consentie, la mienne est absurde, tyrannique, intolérable.
J’ai cédé une fois, je me suis donnée, non par amour, ni curiosité, encore
moins par vice, seulement pour franchir ce cercle magique, rompre avec elles,
me retrouver enfin, au fond de l’humiliation, du dégoût, de la honte, avoir à
rougir devant quelqu’un.. Mais comment ai-je pu espérer d’anéantir un orgueil
dont les racines ne sont pas en moi. Même le regard de mon père ne me faisait
pas baisser les yeux. Je sentais trop bien que s’il eût pu lire dans mon cœur
ma déception, ma fureur, il m’eût reconnue comme sienne à ma manière de
soutenir un tel défi.
Elle tourna
vers lui sa bouche frémissante, et dit d’une voix comme étrangère :
– Mais votre
pardon, à vous, Jacques, votre pardon m’a humiliée.
Il la reçut
dans ses bras ; il sentit un court instant sur les siennes ses lèvres froides
et il osait à peine presser de la main le petit corps tiède et tremblant. Déjà
elle était debout à ses côtés.
– Ce n’est
pas moi, c’est toi, fit-elle, qui auras raison de mon âme... Une âme...
vois-tu, c’est un grand mot, ça n’est pas si terrible qu’on le suppose. Ne fais
pas ces yeux sévères ! Es-tu si superstitieux, mon amour ?
Elle lui
échappa en riant.
– Je vous
attendrai demain à Louciennes, demain matin... et je n’emporterai rien d’ici,
vous savez ? rien de rien, non... les cheveux tondus des suppliantes, et les
mains nues.
Par une
longue déchirure à l’ouest, le ciel parut, d’un bleu pâle, et les flancs épars
des nuages s’allumèrent tous à la fois. La dernière palpitation de l’astre
errant brilla soudain aux mille facettes de la pluie.
Bernanos
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