Cocteau ou l’homme aux miroirs
Par Sylvie Besson
Orphée/Cocteau :
l’autre visage du poète ?
Etablir
un parallèle entre Cocteau et Orphée semble assez évident au premier abord tant
l’image du poète obsède l’écrivain, le mythe orphique apparaissant davantage
dans le cadre d’un mythe «en immergence» . Ainsi dans l’œuvre poétique, les
récurrences orphiques sont assez rares, le cinéma, ne serait-ce que par sa
trilogie, semble avoir phagocyté, non sans un certain bonheur, ce personnage
ombrageux et Orphée ne peut refléter Cocteau que dans ce mouvement qui
suppose des jeux de postures où règnent l’ombre et la lumière.
Cocteau prend le visage de substitution
que représente l’autre, un moment aimé : Jean Marais, Edouard Dermit, par
exemples. La position maladroite qu’adopte l’Orphée cinématographique n’est pas
sans rappeler celle de Cocteau en société, visible sur tous les fronts, si peu
profond pour les uns, si opportuniste pour les autres ; le caractère
disparate, et pour certains frivole, de ses entreprises laissait
croire que le poète profitait de toutes les modes. Aussi, Cocteau se défend-il
de cette frivolité pour rappeler sa ligne de conduite profondément légère :
«
La frivolité n’est autre qu’un manque d’héroïsme et comme un refus à s’exposer
en quoi que ce soit. C’est une fuite prise pour une danse, une lenteur qui
semble une vitesse, une lourdeur apparemment analogue à cette légèreté dont je
parle et qui ne se rencontre que dans les âmes profondes » (La diff, p919)
Ce faisant, la transposition
cinématographique permet de dégager les contradictions du visible frivole et de
l’Invisible léger, essentielles à Cocteau lui-même : la posture
narcissique ou le besoin de dissimuler la profondeur. En fait, il s’agit de se
donner à voir comme objet d’art. Il faut montrer toutes ses facettes afin
d’être déchiffré comme un objet de curiosité et non plus un simple objet spectaculaire
ou grotesque. L’image orphique du poète s’expose tout en gardant aussi sa part
d’ombre qui n’a rien de terrifiant mais qui tend au contraire -notamment dans
la structure de ses oeuvres - à un retour vers la lumière.
Cocteau/Orphée en un même miroir
déréalise le visible et le renvoie de manière plus saisissante à l’essence même
de l’invisibilité : il faut voir au-delà des apparences, dans l’envers du
visible, dévoiler les mouvements intérieurs :
« Je me demande si ce sentiment de crainte que je donne
à certains de mes interlocuteurs ne vient pas de ce vide entre ce qui est et ce
qu’ils croient (…).En ce qui me concerne, ce vide est la cause de mon manque de
contact avec moi-même, avec la réalité de ce qui me touche »
C’est pourquoi le poète se décline
ironiquement dans son film en un Orphée influençable, prêt à céder aux modes,
il réapparaît dans sa fonction de dandy voué aux enfers des salons. Ainsi le
poète peut présenter et justifier son individualité au sein de la foule. Il ne
porte pas obligatoirement un masque, il s’expose comme objet fétiche, comme
œuvre sur laquelle on peut s’attarder, comme chose elle-même dotée d’une
originalité propre sans avoir de comptes à rendre à aucun modèle. Comme Orphée
est fasciné par les miroirs, Cocteau se distingue par sa façon d’attirer sur
lui le regard des autres. L’artiste inverse le jeu de la réflexivité, autrui ne
peut prendre sens qu’en tant que miroir de soi. Cocteau fait ainsi de ses amis
des représentations figées à la beauté érotique surprenante, comme des sortes
d’apparitions renouvelées de ses désirs. Le poète semble regarder en autrui le
mystère d’une beauté intègre, celle d’un enfant sage. Le portrait de l’autre
renvoie à quelque chose que Cocteau ne voit plus en lui mais qui existe à
l’origine, si lui-même se peint dans les angles et les pointes, au travers des
corps amputés et fragmentés, il dessine autrui comme miroir de son passé ou
comme figure de la perte.Cocteau reste coupé en deux,
exorbité de douleurs, l’œil du poète est
en ce sens « un œil fantastique (…) par lui rien ne se
transmet ni ne s’échange. Il étonne et impose son empire effrayant » .
L’œil prend son indépendance, se dédouble comme dans
un jeu de miroir, rejoignant ainsi les lignes et courbes de la sensualité
restituée par l’image complémentaire de l'Autre.
A côté du visage coctalien ne cessent d’apparaître des sphères étoilées
qui redessinent un ordre originel dans lequel le visage de soi s’adoucit par
cette présence « d’amis eux-mêmes étoilés » ou par « La constellation d’Orphée ». Le visage de soi est un désir d’évasion,
mais le visage des autres révèle l’imaginaire à la fois intime et universel du poète, Cocteau prend donc les allures d’un personnage énigmatique, voire inachevé, visant à
cet effet d’étrangeté du réel qu’il a tenté de faire valoir dans ses
réappropriations de l’Invisible. Le poète dépasse l’Orphée-mode de son
film pour accéder à une chose singulière qui agit comme miroir d’une profondeur
qu’on n’arrive pas toujours à cerner. Son être orphique et poétique n’est plus
seulement maladresse et contrainte sociale, il devient une sorte de texte
invisible qui inspire le désir de connaissance :
« L’homme qui joue au jeu de l’art
se mêle de ce qui le regarde avec le risque d’ouvrir une brèche sur ce qui ne le regarde pas »
Le sang du poète de Cocteau |
En se prenant pour l’objet du regard, le corps
coctalien adopte une position féminine, mais le corps s’inscrit dans une
sexualité forte, bien plus insaisissable, en un objet une fois encore de
curiosité. Cocteau effectue ainsi la synthèse
entre la vie et l’œuvre d’art, par l’esthétisation de soi. Le poète se
fétichise en héros ambigu, en Orphée tour à tour masculin et féminin, comme si
la seule incarnation possible des anges véritables rejoignait l’image sublimée
de l’artiste :
« Rose, soit hanches ou sein /
Sont roses à ton image,/ Soit la bouche sans visage / Par où laisse un assassin
/ Fuir l’âme de la poitrine, / A ta couleur purpurine.// (…)/ Voici le bouton, d’abord,/
Frisant son jeune prépuce, / Ensuite, d’Amour l’astuce/ Le défrise, le détord,
/ Et, peu à peu, cet étrange / Adonis de sexe change ».
L’ambivalence
se reflète dans l’hermaphrodisme de la rose, le parfum de son essence ressemble
trait pour trait au cliché équivoque du poète. Invisible au premier regard,
cette ambiguïté s’affiche sciemment et autorise une invisibilité coctalienne
bien plus fascinante : la volonté d’être atemporel
et inqualifiable tout en en restant un être ou phénomène transitoire. Cocteau,
comme Orphée et sa lyre, ou son objet-fétiche, le miroir, s’accorde une
dimension esthétique. C’est pourquoi le poète insiste sur le travail de la
beauté ainsi que sa singularité, il remet en cause le naturel de son image pour
mieux faire entendre les invisibles signes de son intériorité. Une
carapace contient, mais aussi protège, c’est une zone franche, une petite plage rouge, ni mer, ni terre, mais limite entre le dedans
insaisissable, morcelé, et le dehors menaçant.;
Au « corps » du poète s'adjoint celui de son texte, la démarche semble ici identique tant l’être et le
paraître, l’homme à déchiffrer et l’homme à regarder se rejoignent sur le
terrain de la quête artistique afin que le corps résonne au souffle poétique du
cor. Si Hegel relève la tension du naturel et de
l’artifice en abordant l’œuvre d’art et son encadrement, l’esthétique est aussi
bien dans ce qui découpe l’œuvre de sa réalité contingente que dans ce qui
l’encadre, comme le rapport que le poète entretient au monde n’est pas autre
que le rapport qu’il entretient à lui-même ; tout objet d’art aura un
caractère fragmentaire et unitaire, singulier et universel. Cocteau souligne
ainsi la valeur de l’artifice personnel, de l’enveloppe charnelle comme un
monde de l’idéalité.
« Inutile
de chercher au loin des objets et de sentiments bizarres pour surprendre le
dormeur éveillé. C’est là le système du mauvais poète et ce qui nous vaut de
l’exotisme. Il s’agit de lui montrer ce sur quoi son cœur, son œil glissent
chaque jour, sous un angle et une vitesse tels qu’il lui paraît s’en émouvoir
pour la première fois. Voilà bien la seule création permise à la
créature » (SP, p 509)
En faisant coïncider les soucis de
beauté et de vérité, le poète orphique, dans une conscience réflexive, se place
et place la poésie sur le plan d’une mimesis stylisée et donc d’une forme de
simulacre plus vrai que nature :
« Le poète ne peut employer un seul
langage, ou plutôt un seul degré de cuisson. (…) Or, comme les édifices, une
œuvre doit offrir à l’œil des haltes, des surfaces plates, un décor sommaire
alternant avec les motifs par quoi l’architecte s’affirme »
Le poète illustre aussi ses propos par
ses choix symboliques de décors naturels susceptibles de retranscrire sa
perception esthétique du monde et de la création poétique :
« ..Montagnes,
fausses montagnes, tout est bon pour le public qui aime le sublime….Le désert
est montagneux…. les gens ne distinguent quoi que ce soit. Rien ne les étonne,
ne les vexe plus que de voir que nous n’en tenons jamais compte (des
bosses !), que nous saluons de loin les montagnes et partons sur la mer en
découverte » (SP, p 497)
Les bosses, comme celles des anges, cachent la beauté simple et
si peu visible du réel, le poète choisit son paysage, son costume, ses courbes
pour éviter toute excroissance mensongère. Le simulacre, quant à lui, s’efforce
de brouiller la distinction entre l’original et la copie. Il ne doit plus
apparaître de bosses, mais des fluctuations, des mouvements de vie et
non des chef-d’œuvres monstrueusement limités. Le poète se situe au-delà du
vrai et du faux, tentant d’abolir la notion inquiétante de l’origine si
tragiquement marquée chez lui, comme chez Orphée. L’obéissance à la mode n’est
plus l’essentiel - contrairement à l’Orphée de la trilogie - le poète prétend
soumettre l’artifice du code à l’arbitrage de la nature réformée :
« Un poème doit
perdre une à une toutes les cordes qui le retiennent
À ce qui le motive.
Chaque fois que le poète en coupe une, son cœur
Bat. Lorsqu’il coupe
la dernière, le poème se détache, monte comme
Un ballon, beau en soi et sans autre attache avec la
terre » (SP, p506)
L’œuvre orphique devient si
naturelle qu’elle semble se détacher de son modèle et n’appartenir qu’au secret
poétique. Il faut encombrer sa vie de rites sans être vu et que le poète se
mette en danger de Vie et de Mort :
« Il faut à tout prix que la pensée batte
comme bat le cœur, avec sa systole, sa diastole, ses syncopes qui le distinguent d’une machine » (id,
p 50).
Ainsi, tout chez Cocteau semble
prendre les allures d’un Orphée narcissique. Toute la personne du poète est une
œuvre d’art patiemment élaborée, mais où l’effort ne se fait jamais sentir. Il
s’agit de renoncer à tout ce qui relève de l’instinctif au profit de
l’imprévisible, ce que Cocteau appelle la tragique beauté du jeu : « Les
poètes l’emportent sur nous. Le hasard d’une rime fait sortir un système de
l’ombre » (id, p508). Il faut
finalement chercher un caillou et trouver de l’or, éviter les bosses illusoires
pour voir plus loin, au cœur de l’Invisible.
S BESSON
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