Essai d'EX-iles en iles !
La Jetée de Chris Marker |
Les
traces de l’exil poétique chez Jean-Claude Villain
Par Sylvie Besson
« Je sais que tout cela n’est rien
et que la langue
Que je parle n’a pas d’alphabet
Alors que le soleil et la mer sont une écriture, syllabes
Que l’on déchiffre seulement aux temps de la peine et de l’exil »
Odysseus
Elytis
Epiphanie de la présence/absence du sujet, qui fait surgir l’émotion du
voyage par le chant et les précipités sonores, poésie du scintillement et de la
mélancolie qui nait dans l’errance mélodique des hymnes ou fragments, luminescence de l’être
lyrique qui se ressaisit tout de suite après la dispersion, telles sont les
premières traces de l’exil poétique chez Jean-Claude Villain. Dans chacun de
ses recueils, l’écriture, la langue, l’âme se glissent dans le tissu du
monde : au fil des départs hasardeux, des retours hésitants, des marches
solitaires, des traversées étrangères, les poèmes font chanter la nature
secrète des choses dans les choses indécises de la nature. Dans cet exil
poétique, il s’agit bien de définir cette présence/absence d’une humanité à un
monde ininterrompu et le poème serait une façon de devenir profondément ce que
nous sommes.
I)
Le voyageur sur terre ou l’exilé volontaire
Le poète sait qu’en endurant une
transformation radicale de ses habitudes terrestres, il expérimente la
sensation limite de l’existence Ainsi, à l’apparition de la mer dans sa
rigoureuse nudité, à l’espace marin et solaire de la méditerranée, puis au
dénuement aride du désert, répond la sobriété la plus extrême de la parole
poétique, celle-ci épousant, au fil des recueils, de longs chants évocateurs, puis,
adoptant une écriture qui bute volontairement jusqu’à se fragmenter et suspendre
la parole : la profondeur et le mystère constitutifs des éléments,
immergés en des lieux et des temps indéfinis, débordent toute représentation,
toute mesure et même toute prise, accèdent à la présence d’un espace où n’a
jamais pénétré, semble-t-il, le moindre mot. La marche vagabonde du poète donne,
en somme, une voix aux sensations les plus secrètes, désaccordées et
fascinantes. C’est
ainsi que le voyage dit, en une fusion chaotique,
vibratoire et rédemptrice, l’enthousiasme de naviguer menacé par la peur de
sombrer
« C’est l’heure non d’éveil,
mais de veille facile, sans trouble, fine, sans rien que soi, fragile mais
vaillant, dans la brève innocence, assuré. Plus tard vient une lueur chaude,
quelques bruits familiers ; ceux qui se tiennent dans leurs passions les
aiment, ils y retrouvent le poids fatal de leur vie. Cette régularité les
rassure ; elle les vainc aussi peu à peu ».
Au début de son exil, les mers,
justement, sur lesquelles navigue le poète, le sauvent par l’intimité
mythologique et le refuge qu’elles instaurent, comme une arche de fécondité ou
un socle d’humanité bien réelle. Le poète est à chaque fois protégé, il peut se
délivrer du poids des choses et s’adonner à la ferveur d’un voyage spirituel, à
l’ombre des vagues ou sous l’incandescence d’un soleil, il dessine une
géographie singulière, faite de grâce et de magie, une poésie irradiée de
l’intérieur:
« Tu dors près de la mer. Ta demeure le sentier des dieux. Des
aiguilles dardent tes paupières. Fracture de lumière. Eveil. Flambent de
lointaines voiles. Aveugle. Un albatros croise le soleil. Dans tes yeux. Son
vol cherche. Un miroir dans le bleu. Traque des éclats de mer. Au revers des
vagues. Route arbitraire l’infini. Rappelle- toi du jour qui presse. »
Le monde ne possède-il pas, en vérité, un ordre familier, numineux qui,
du centre de la terre à la foudre de l’arbre, libère, le temps d’un regard, le poète
de son carcan d’obscurité ? Transparait alors une douleu mystérieuse, presque rayonnante dans la
solitude, en phase avec une nature enfin digne d’intérêt parce que vivant dans l’oubli
des choses :
« Il est temps d’inventer le jour, d’abréger les pertes ; de capter
la grâce éphémère de l’aurore naissante ; c’est maintenant que s’organise
le lieu, que se renouvellent les contrats entre les forces de lumière et les
puissances d’ombre ; chaque matin je suis présent à cette
cérémonie… »
L’hyperacuité naît de cette nature nouvelle à
laquelle le poète s’abandonne. Les espaces traversés apparaissent, stricto
sensu, comme des terres de désobéissance ou de révolte, mais aussi comme des
terres de l’enracinement et du vide, terres de saveur, de savoir dont se
nourrit fiévreusement le poète entre plaisir et peur, lumière et ténèbres :
« J’entretiens avec les puissances silencieuses, cette autre face des
choses que les hommes quittent dans le soleil et retrouvent dans le sommeil ».
Cette ultime célébration est le respire même de Villain, son ultime chance de
délivrance, son Chant ne saurait épuiser les secrets de ce nouveau monde, ni
dire sa monstrueuse splendeur, parce que tout y est excessif, surabondant et
silencieux à la fois. L’exil devient ainsi un don, une réserve d’ombres et
de cachettes suffisantes, apparition louée par le marcheur, et qui réserve, en
échange de ces itinéraires et de ses détours, une voie de secours :
« Exil. Exil. Ils existent les chemins de splendeur. Et la saison
insiste. Pars dit-elle. Là-bas. Ils vivent. De contempler la mer. De parler aux
oiseaux. De respirer des fleurs. Les pèches font prises. Nocturnes. (…) La
stèle que tu redresses. Ami ne fais pas tarder. Les nouvelles »
Si La poésie et le poète lui-même tendent, en
un premier lieu, par échos, de mots en mots vers un monde très ancien, là où la
création était innocente pure et préalablement invisible, l’œil de l’exilé dépasse
assez vite ce jeu de la mémoire afin de refuser tout artifice et retrouver la
densité des sensations posées au cœur même de l’attente ; l’errance -vécu sous cet oeil méditatif- peut
alors délivrer les promesses d’un « temps présent » :
« Sur l’océan d’oubli, de platitude et de rondeur, j’ai progressé,
traversé même sans le savoir des étendues mortelles, changeant peu à peu mon
regard dans l’ouverture plissée de mes paupières sèches »
Le poète sort ainsi de l’espace confiné et se réconcilie avec une nature d’ordre quasi mystique tant elle recèle de raretés ; cette nature secrète, à son tour, une tentation minimaliste de la parole car l’exil ne peut admettre de vains discours, il s’agit d’aller à l’essentiel de chaque mot pour être là, « lorsque s’effondrent les habitudes et s’effacent les balises ». Dès lors tout ne cesse de dire l’imbrication de la vie et de la mort, rappelant des motifs et des scènes que constitue la légende dorée ; le poète fait appel à des passeurs de fleuves, passeurs à la fois fluides et solides, mais c’est forcément lui qui les porte, convertissant sa traversée en une légende de vie, son passage en une renaissance :
« Perdre peut-être un jour,
une vie, à méditer sur une illusion, à croire aux apparences qu’on oubliera
ensuite, à dilapider le présent des rêves, et recommencer, attendre, puis ne
rien attendre, soudain croire brutalement découvrir, puis s’égarer dans les
leurres, ou les passions, et encore
recommencer (…) soudain se détourner, en finir, et taire la question dans
l’oubli…. »
Ce recommencement lui donne accès au fond originaire de l’existence : Le
poète-passeur plonge dans des eaux mouvementées, ramasse des poignées cendrées,
relie les fils et points de l’existence dans l’espace de constellations, il
pénètre enfin dans l’énigme de l’exil qu’est le dénouement même de la
vie : deux tentations, deux réalités, deux attitudes articulent vide et
plein, silence et parole, célébrant la lumière et anticipant toutes les pertes.
De cet acharnement à changer le début, et par voie de conséquence le mot de la
fin, naît, au détour du langage, le sens de l’exil ou la promesse d’un départ :
un désir immanent au monde circule, désir de plénitude ou d’insomnies :
« Connais la grande sûreté des
errances vagabondes, l’insouciance du temps, libre, oui, là, dans l’abandon
docile »
Ou lit-on encore :
« J’ai
désirs d’exil et de fortune, cauchemars de coques ouvertes et de voiles
lacérées, craintes de tempêtes sans abri, peurs d’abordages et soif d’eau tiède
croupissant au fond de vieilles outres ; j’ai gout d’aventures aux risques
sans calcul, de rencontres imprévues, et de fréquentations douteuses au fond de
hôtels borgnes où vivote une racaille »
Le langage peut devenir supra-personnel, langage
de la terre énoncé à travers un sujet poétique qui épouse tous les contours
frémissants de l’exil, il peut aussi se dissoudre dans une mémoire imaginative
ou homérique du monde, ces figures contradictoires permettent de mieux saisir
la familiarité étrange du réel et de composer avec la naissance même du poème.
Les frontières sont alors indéterminées, et face à l’ordre trop visible des
choses, transparaît le son étranger ou l’entre-deux de la langue, un
tremblement lyrique, intériorisé, musical, des signes de réciprocité en nous et
en dehors de nous. Le poète se métamorphose au cours de ce voyage rimbaldien en
« d’autres vies » pour
tenter d’atteindre son identité réelle d’exilé volontaire :
« Il faut, bien sûr aussi avoir perdu son
chemin, et que le vent, ait soufflé la dernière lampe ; car l’égarement en
juste instant, on le pressent, le ressent soudain : s’y désembuent les
yeux, s’y flétrissent les illusions ; c’est l’heure du poids inutile des
choses, de leur valeur enfin révélée, de l’inéluctabilité des pertes ;
l’heure aussi d’une légèreté muette ; d’un départ facile sans même avoir
rassemblé ses affaires ; l’heure où le vent -une simple brise parfois- donne
la direction d’inconnu à laquelle, d’instinct, en sûreté, on
s’abandonne »
Le désir silencieux et salvateur du voyageur sur terre s’érige donc en
un véritable chant initiatique : un « obscur qui chante ». Poésie
et exil accomplissent la même tâche dans l’aspiration de l’homme à la
connaissance, sans doute est-ce la possibilité de retrouver une trace,
consentir à se rendre au sol pour appréhender autrement l’intimité secrète et
brûlante du monde : « La route n’a de tracé que l’œil de celui qui la
justifie et si elle apprend avec justesse, se répète sans relâche, c’est selon
cette géométrie supérieure familière aux poètes ». Avec lucidité, l’exilé
peut se souvenir de son lieu d’origine, mais sans aucune haine pour la terre
qui l’accueille ou ceux qui l’habitent, car là est l’originalité ni
rancœur, ni nostalgie excessives ne viennent hanter le voyageur. Apaisé, le
poète en exil s’adapte en tout lieu, il accepte de trouver sa liberté dans le
mouvement incessant entre une origine énigmatique et un présent sans cesse en
marche, dans ce qui pourrait être un non-sens absolu du temps :
« Je me tiens désormais
pour toujours, hors tout temps et tout sens, en attente inutile, indéchiffré, indéchiffrable. »
Ainsi le monde en sa parution éclaire la
recherche d’une lumière neuve, régi par l’entrelacs du voyant et du visible et
seul l’exil semble accorder la profondeur qui marque un aboutissement poétique.
Cette poésie faite des détours du voyageur tente de prévenir le souvenir
aliénant, et le poète, in fine, n’oublie rien ; il n’intervient que pour
une part dans l’entière maitrise de son ouvrage, conduit par les mots, les
circonstances, les émotions, la poésie de l’exil se présente à lui en une
multiplicité de traces que le poème enregistre sans les effacer, le poète est alors
une voix sans objet qui retourne au silence et rend une parole au
monde :
« J’ai élevé doucement une parole, la parole de mon exil, lente et
douce incantation à mon bonheur, à un juste séjour, de repos, et de
quiétude ; j’ai égrené là l’étrangeté de mes songes, sans pourtant
étancher mes soifs, fertiles en délires, ou peut-être en promesses. »
II) L’Exil poétique ou l’acheminement du Chant :
Abandon énigmatique, mutisme et fragment
progressifs, l’écriture de Jean-Claude Villain inscrit le vertige intérieur
dans le vers, comme une boiterie lyrique : perte, errance, puis apaisement
et révélation. Toute une poésie du voyage qu’un parcours sauve de la mélancolie,
suscitée par une conscience tragique du temps, trouve à cette occasion sa
destination : « dans mes errances j’ai établi ma maison
intérieure, plus solide que celle qu’on construit, enclot et embellit. Elle ne
menace de ruines ». Les paysages apparaissent sous un jour halluciné, sous
l’éclat d’un verre, sous le ciel énorme qui flotte comme la mer et l’exil cristallise
un pur manque, supérieur à l’incoercible nostalgie dont certaines images
portent encore la trace :
« Sur
la mer
les lointains habitent les regards aux
paupières de sel
la
vague sans écume abolit les routes
derrière les sillages
comme
l’albatros en son espace
notre
navire tient nul cap
les alizés l’aspirent »
Dans le temps où la mémoire rassemble, les
accents du lyrisme de Villain traduisent une quête initiatique entre
écartèlement et cheminement. La remémoration liée au départ répond à l’attente
qui la convoque, le désir s’y projette comme dans un rêve, images et affects
composent le flux d’une pensée en perpétuel mouvement, pensée endiguée par la
force de la composition poétique : « N’entre/ ni recule/ le poids des
eaux/ te fige/ t’impose halte/ et souffle/ avant le cri/ ou peut-être/ son
écho/ déjà ». Le poète peut ainsi vérifier son éviction du décor, en lieu
et place de la parole, un nouveau monde prend forme et s’accomplit en silence, sans
rien défaire du fin et patient travail de la dentelle, dont les points ajourés
s’accordent avec plénitude au sens profond de l’être : « Je suis
un fragment oublié serti dans une poussière jaune. Les mains qui m’ont déposé
ici ne griffent plus le temps depuis des âges ». La vie se donne à la
conscience sous la forme d’un exil, paysage investi par de multiples fissures
et failles ; les titres et fragments en indiquent le caractère détaché,
suspensif ; les évocations initiales attestent la prégnance du souvenir
disparu transformé en un premier indice,
l’essentiel vient après, quand un second tableau creuse la composition en
abime, réifiant les mots sous une forme minérale : « Sous les parois… je naissais de
nouveau dans l’oubli…la terre fabrique son œuvre immémoriale (…).et si entre
les pierres encore un peu de vie…si un refuge secret un message oublié un abécédaire ». L’oubli traversé crée
les conditions d’un nouvel espace, le texte, signe de vie, remonte jusqu’au
poète ; cette rétrospective est l’expression même de l’exil poétique,
illustrant les conditions du parcours lyrique en s’interrogeant au travers d’une
parole immédiate : « Un texte nouveau nait, opaque, étrange, stupide,
dont l’alphabet reste inconnu, définitif défi aux déchiffrements du
futur ». Des représentations hantent en même temps le champ de la conscience,
venues d’une lointaine région intérieure, inaugurant une succession de traces à
questionner, fragments d’une mémoire avide de ses errances :
« Hors les ports la mer parle. Sans
cesse à ton oubli. Use. Toute rive sèche. D’un refrain infini. Emporte. Les
ponts de tes peurs. Les digues de tes souvenirs. Et tu ne dis pas. Les choses
qui se font. Ne fais pas. Les choses qui se disent. Abandonne. »
Cette mémoire
paradoxale éminemment lyrique, en amont l’origine, les temps, mythes antiques,
la mer et les terres desséchées, à l’opposé la lucidité féconde de l’exilé
poétique, n’en finit pas de solder des signes du passé, il n’est question en
fait de monter toujours plus loin afin de s’exiler dans les images inédites du
monde : « Il neige sur toi des millénaires d’oubli. Dans un abri
caché. Une autre attente.». Le déchiffrement de ces terres d’exil représente un
chant à produire, de la profondeur à trouver. Accueillir la poésie consiste à
se retrouver dans le temps remémoré du poème et à déterrer un monde ouvert à la
profondeur de l’évocation: « L’arc des mots débande/ un temps soit peu/
l’oubli ». Le poète garde la maitrise de son propos, mais la voix qui
parle célèbre l’exil comme surgissement d’un inconnu, une éclaircie souterraine
ou, selon l’expression de Villain, l’« aube souterraine ». Reprises,
syncopes, interrogations oratoires, exclamations, contrastes prosodiques, vers
libres sans majuscule traduisent les fluctuations du sujet lyrique en exil
poétique, toute incitation à discourir disparait, le sujet s’enferme dans un silence
progressif, dans la scénographie du désir :
«
Un arc
s’est
tendu entre tes jambes
tu travailles la terre
à
travers un tamis
tu tries
tes mots
comme
tu ensemences
ton
chant
d’une
graine
criblée »
Le poète
se souvient, frémit, relève une trace, note un écho, laisse rejaillir un
doute : « Et de quel exact désert je fus l’oasis de
mots ? » ; pas à pas, un lien de causalité unit désir, distance,
solitude, errance en des zones toujours plus excentrées. Cet exil où le poète
et son alphabet ont pris place se révèlent être non-espace, le désir d’être a
raison de l’être du désir : l’exil poétique est en ce sens le seul séjour
où il est possible de se perdre afin de préserver une présence et d’enrouler
des fils plus nombreux autour de l’âme. S’éloigner toujours plus loin permet au
poète de rester attentif à un autre temps, non plus seulement celui de la mémoire,
mais le temps mortel du passage, amorçant indéfiniment une partance, une
poursuite de la poésie en avant, établissant un lyrisme ambulatoire et une orientation
prospective du regard. Le poème en exil est traversé par la beauté impalpable
de l’instant, il indique la force de l’apparaitre
et la part éphémère d’une réalité non éclipsée ; les mots ne perdent pas
tout pouvoir sur le monde qu’ils ont quitté, leur âme remonte encore à la
longue vers la surface, mais le plus réel est cette illumination un moment
portée au langage, quelque chose d’oublié scintille encore promettant un
lointain, elle dit la vérité comme dévoilement, la présence en son plus vif
éclat :
« Perdu/ pourtant/ il faut le reconnaitre
à l’abri/ le fusain se détache/ crie l’aurore nue/ les vallées/ hautes où
s’enlisent/ les parcours altiers/ comme hier/ combler / sans relâche/ la fosse
cachée/ qui jouxte le grand ciel. »
Jean-Claude
Villain ne dit-il pas avoir reçu une leçon de lumière de la terre, une leçon de
poésie dont il a appris l’alphabet ? Ne dessine-t-il pas les contours d’un
voyage façonné par l’obscurité de lettres à déchiffrer ? Le poète
remonte ainsi jusqu’à la source du langage poétique, jusqu’à son assèchement en
évinçant toute forme de calcification oratoire: « quel orage nouveau/ pour
muer/ ce mutisme/ en murmure ». Mer et désert, la soif des alphabets
renvoie à la question de la trace initiatique et ontologique de l’être, trace qui
prend le dessus sur le signe et l’indicible ; la langue étrangère de
l’exil poétique, illuminée par la fluidité du chant, s’entend naturellement,
état de brûlure et de désir, blessure et espoir à la fois :
« Pour s’aventurer vers de nouveaux
confins et risquer d’autres soifs, il fallait cet autre temps, celui de
l’obscurité ; nous cheminions alors dans les cliquetis et dans les pas (…)
sûrs que la terre, par l’infini de ses routes, nous porterait encore vers
d’imprévues et heureuses haltes ». Seules les traces du voyage rendent la
poésie à son devenir, les mots portent aux essences des choses qu’ils
désignent, se glissant avec subtilité et simplicité, à la manière des peintres,
dans un jeu entre sons et couleurs, dans « la fraicheur » (de
l’assèchement) qu’est la source de l’exil et que sont les arcanes du langage
poétique : « Rien/ qu’un brouillard de mots/ cherchent/ la lumière en
bas ». La parole s’achemine vers un
lieu de questionnement, de l’écartement et de la consécration :
« Prête, donne ton temps dans l’attente
incertaine, au temps qui passe, qui vole, qui conduit là où tu ne sais, et que
tu acceptes (…) ; il est des oiseaux fragiles qui tentent de longs
voyages, leur vol sait la complicité des vents qui les portent, les déportent,
et les amènent, là où l’œil ne peut. »
Le temps, puissance d’exil, porte présence
et absence, le regard rejoint le monde en son humilité, attestant à différents
degrés l’éloignement et le passage :
« Il est temps à présent d’en finir avec
le deuil, d’en finir même avec la crainte du deuil, et pour nous, libres, de
connaitre et d’aimer, la légère, et inévitable, éphémérité de l’être »
Le voyageur découvre alors le possible aventureux auquel l’exil poétique
le confronte, et l’habitation n’a d’autre lieu que le poème, lieu des détours,
des recommencements, la parole retourne d’où elle vient, elle va au silence qui
l’achève et la rend à son origine :
« J’entends un vague chant, de calme humilité
de la terre, de vibrante splendeur dérivée du silence et de l’obscur ;
j’entends, j’attends, là, seul, le même recommencement… »
Le poète en son exil, se tient aux
confins des choses, la poésie, langue étrangère, descend au plus profond de l’être,
instaurant dans un même élan une réciprocité sans faille entre je et l’autre,
afin que chacun se dise dans cet exil poétique, c’est moi qui parle, c’est moi
qui sonde un monde que je ne connais pas. Alors, s’engage dans l’émotion, du côté
des terres, du cheminement langagier, « le silencieux dialogue » avec
les poèmes. C’est ainsi que l’exil poétique dépasse la circularité temporelle,
se rapprochant du temps mythique recherché par le poète, il est lieu de silence
et de solitude, mais au milieu des morts comme des vivants, il est un îlot sur
lequel l’être reprend et retrouve son souffle, une parole émanée du dehors. Espace
sans horizon, sans limite, espace infini, espace de création, l’exil est ce
monde qui ne peut prendre vie que dans les instants de grâce d’un chant dédaléen :
« J’écoute couler le chant obscur que je porte ; sans savoir où me
conduit son cours je suis à son heure, je l’accepte, et lui fais
confiance ». Jamais la poésie n’est aussi proche de la vérité des choses,
non lorsqu’elle témoigne de l’invisibilité d’une réalité qui ne fait
qu’appartenir à la vanité du monde, mais de la visibilité d’un réel composé de
tous ces tissus d’intersections, dimensions de rencontres admirables et
fraternelles.
En
guise de conclusion….
Le poète, voyageur sur terre, n’a de cesse
de rapporter ce qu’il découvre, voilà pourquoi sa syntaxe se fait de plus en
plus elliptique, fluide, dense, puis feutrée, retenue, s’imposant comme l’essence
d’une captation immédiate. Dès lors l’approche poétique du monde n’est jamais surnaturelle
et encore moins statique, elle est orientée vers la saisie de ce qui est pris
dans le mouvement et l’errance du voyageur. L’exil poétique de Jean-Claude Villain
accompagne l’ouverture de la conscience qui reçoit du monde sa propre
consistance. La terre d’exil est donc une terre d’accueil, une terre de
création et non pas d’aveuglement, une terre tournée vers les autres comme un store étoilé. Cette terre révèle une
dimension autre, une dimension ontologique de la condition du poète, ce qui
permet d’explorer, avec force, une réalité commune aux hommes. La poésie en
exil se fait une épreuve toujours renouvelée, loin de devenir un jeu de retrait
du monde, elle laisse entendre la plénitude de sa démarche en même temps que l’incertitude
des apparences du monde.
Ainsi l’éphémérité
de la marche, la beauté des traces confèrent à la profondeur du visible une mémoire
lyrique. Tout à sa course vagabonde, le poète congédie le signe enténébré, et
le regard mobile cède peu à peu à la réalité apaisante de l’instant. Ainsi
nombre de poèmes s’assimilent à des récits de voyages, entre le grave et l’aigu,
entre l’ombre et la lumière, entre la blessure et la beauté. Les poèmes témoignent de moments exceptionnels pendant
lesquels la réalité comme la personnalité révèlent leur humanité, ils proposent
au lecteur leur forme tangible,
close et intérieurement animée, comme une preuve du mouvement signifiant du
monde et du moi. Le poète peut ainsi s’abandonner à la « langue-alphabet »,
même si l’ensemble s’érige parfois en un labyrinthe. Comme le monde qu’il
parcourt, le texte s’écrit ou s’arrête à mesure : l’exil poétique incarne
le passage de l’expérience vécue au travail de l’œuvre et l’esprit voyage au
rythme d’un monde à déchiffrer: « pose/ à même / la page // un galet/ une
pierre/ un peu d’eau/ de terre // et déchiffre tes mots // rapprends ton unique
alphabet ».
Chaque geste, chaque pas du poète imprime un mouvement au Verbe, et la
vue n’est certes pas désintéressée de cette expérience, elle renseigne sur la
forme et le rayonnement du monde. Le regard de l’exilé volontaire parcourt
l’espace offert, et, du proche au lointain, voit, revisite puis chante un lieu
qu’il offre au regard des autres. Acceptant
pleinement l’exil comme une libération, le poète trouve une place au cœur de
toutes choses étrangères, choses qu’il peut questionner jusqu’à leur terme. Au
service d’une forme esthétique sans cesse renouvelée, Jean-Claude Villain entremêle
dans ses variations lyriques le bruissement discret de la marche, l’onde
transparente du mot et l’essence volatile du temps.
L’exil poétique est un terreau fertile qui porte sans doute son tragique
enracinement-déracinement, mais qui dévoile surtout un espace de sensibilité,
lieu de résonance et de créativité. L’exil poétique vécu comme utile et
vivifiant, conscient et généreux offre une patrie mythique qui trouve sa
résolution dans l’élan, et non dans le repli, dans l’épicentre de la parole et dans
le déchiffrement paradoxal du silence :
« Je me souviens qu’au commencement était
la parole, et qu’à la fin, peut-être ce sera le silence »
Citations extraites des recueils
suivants :
Paroles pour un silence prochain, 1977, Plein Chant
Lieux, 1980,
H .C.
Le Pays d’où je viens s’appelle amour, 1988, Des Aires
Parole, Exil,
précédé de Confins, 1990, L’Harmattan
Et lui grand fauve aimant que l’été traverse, 1993, Unimuse (Belgique)
Orbes, 1993,
L’Harmattan
Eté, froide saison, 1996, L’Harmattan
Le marchand d’épices, contes poétiques, L’Harmattan, 2001.
Fragments du fleuve asséché, l’Abre à paroles, 2007.
Sylvie Besson
Non pas en exil.
Non pas étranger.
Solidaire des hommes et des bêtes
Solidaire des eaux, de la boue,
de la roche et des champs des forêts et forêts de constellations.
Graine de la grande tribu des sables et cailloux
de toute cellule vivante,
pétales de floraison dans le vent,
solidaire de la joie et de la douleur.
D’une patrie de pensée infinie
de toute connaissance limitée
clairières de notre pensée finie.
Solidaire d’une commune ignorance
de tous nos forages, explorations, recherches
de notre désir infini de comprendre —
de toute lumière et de promesse de lumière
qu’elle témoigne d’elle-même ou de la nuit,
de celle à certaines heures que respirent
au désert de Judée les pierres —
Solidaire d’une patrie de mouvement infini
des limites de nos ici et maintenant innombrables
Non, je ne suis pas en exil,
chez moi dans le jaillissement
dans la chute et dans l’usure
dans le diamant et la pacotille
chez moi dans la jubilation des eaux et des airs
et comment parler du mouvement sans bornes
sous les averses d’averses de photons
les vitesses de tant de rayonnements
dans la fraîcheur fragile du verger en fleur
rencontré ce matin de février sans nombre
dans l’éventail d’années et d’années de lumière —
je suis le marcheur qui respire l’ouvert
de tous ses poumons et dont le corps-cerveau
compose des images, musiques et langues,
je suis celui qui chante dans le chant
hors métrique et hors vocabulaire
les matins de toute vie et les soirs
et les nuits de solitude peuplées
de pensées qui s’envolent de leurs fenêtres
de tout ce qui se déplie, telles les eaux
que parcourt un battement d’aile dans la nuit
de l’eau solidaire de celui qui dort,
comme de celui qui écoute le poème au-dedans, au-dehors
J'ai seulement des choses très simples
le soleil s'est découpé peu à peu comme
ma mère découpait le pain
nous mettons la soupe sur la table
(ces choses au-dehors qui tombent lentement,
le jasmin, la neige, l'enfance)
goût de piments rouges et de dents heureuses
nos corps nous tiennent encore chaud quelque temps
dans l'âge avancé de la nuit.
Le quatrième état de la matière, Flammarion
Bonjour à toi qui viens de nuit.
Bonjour à toi démarche souveraine qui fends la pulpe du
soleil.
Bonjour à toi dans la poussière.
Tout ce jour à t'user, à l'user.
Aux os de ta fatigue.
Lorsque la lumière se voûte sur un puits -
Paix, les bruits se posent.
Ah, comme l'oreille se lisse!
Bonne nuit à toi qui viens de lumière, qui viens silence.
Comme une ultime paupière de couleur ou de son
Tu migres en profondeur, laissant le jour blafard sur la
table de l'embaumeur.
Sol absolu Gallimard
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